Alexandre Rou : le conteur du cinéma soviétique
Feu, eau et… tuyaux de cuivre (1968), Огонь, вода и… медные трубы
Il y a des fois où ça ne passe simplement pas. Loin d’être mauvais pourtant, Feu, eau et… tuyaux de cuivre (1968) concentre à l’écran plusieurs tics qu’Alexandre Rou ne veut décidément pas nuancer.
Ce film, comme souvent, concentre plusieurs contes en un seul récit. Il s’agit ici d’une relecture de La Princesse Grenouille (encore) avec des éléments de Le Tsar de l’Onde et Vassilissa la très sage (à ne pas confondre avec Vassilissa la Belle) et on se sait trop pourquoi, du mythe de l’Atlantide… Mélange d’inspirations diverses et variées, le film fait preuve d’une originalité certaine. Il développe en plus des thématiques intéressantes moins présentes habituellement. Il multiplie également les personnages d’origines différentes, si bien qu’il faut le reconnaître, on assiste à une grande variété de décors et d’environnements, mais trop c’est trop…
Vassia (un charbonnier très proche du héros de Le Petit cheval bossu par son aspect rêveur) tombe amoureux d’Aliona, jouée à nouveau par l’innocence incarnée : Nathalia Sedykh. Tout le début se déroule dans le cadre enchanteur et tutélaire d’un bois de bouleaux.
Pendant ce temps-là, Kachtcheï (incarné par Milliar) se marie et convie de nombreux invités, dont Baba Yaga elle-même. Et pour cause, il marie sa fille. Mais, Kachtcheï l’immortel la répudie car il la trouve trop vieille pour lui. Il jette donc son dévolu sur Aliona, jouant ainsi son rôle classique de kidnappeur de jeune fille à marier. Commence alors la traditionnelle quête du héros, qui fera tout ou pas pour retrouver sa bien-aimée.
En Russie, l’expression « passer par le feu, par l’eau et par les tuyaux de cuivre » signifie qu’il faut passer par les épreuves de la vie pour forger son caractère et grandir. Ainsi, Vassia va donc devoir remplir différentes épreuves de caractère mental avant d’arriver à retrouver Aliocha. En réalité, il va devoir résister à plusieurs tentatives forcées de mariage.
Cela commence par l’épreuve du feu. Un tsar voit sa ville et son palais prendre feu. Vassia sauve les femmes et les enfants. Le tsar, pour le récompenser, veut lui marier sa fille et lui donner la moitié du royaume en prime. Vassia, éperdument amoureux d’Aliocha refuse. Le tsar sous le choc de l’offense, et fortement influencé par les sbires de Kachtcheï, le fait jeter à la mer dans un sac.
Dans ce premier acte, ce qui lasse franchement, c’est le côté ouvertement enfantin, certes assumé par Alexandre Rou. La bouffonnerie et l’humour sont sympathiques, mais s’il pouvait nuancer parfois, cela serait salvateur pour ses films. On a déjà les méchants qui cabotinent, le héros simplet, la princesse sainte, la satire des puissants qu’en temps normal j’approuve complètement… Déjà que tous les personnages sont creux, est-on obligé de les ridiculiser encore plus ? Le tsar passe son temps à se marrer comme un âne. En outre, on a une troupe de pompiers qui passe son temps à chanter, danser, et se bidonner également… Alors pourquoi pas les pompiers, sur le papier c’est original, mais qu’ils fassent autre chose que danser et rigoler ! On continue.
Vassia coule donc à pic pour se retrouver dans un royaume sous-marin gouverné par un roi des mers sénile qui s’ennuie. Il oblige donc la cité terrestre du coin à lui fournir chaque année une jeune fille vierge pour le distraire, non par cruauté, seulement par ennui. Il voit en Vassia la nouveauté qui lui manquait. Il ne se trompe pas. Vassia sait lire et va lui conter une histoire jamais entendue auparavant. Terriblement neuf pour un roi dont les filles ne savent que danser en lui chantant Kalinka ! Si, pour faire dans l’originalité, elles savent danser dans l’autre sens. Tu m’étonnes qu’il s’emmerde ! Mais Vassia n’est point bête, enfin… c’est discutable. Il n’apprendra à lire au monarque que s’il consent à libérer les filles et sa propre personne. La mort dans l’âme, il accepte. C’était l’épreuve de l’eau.
Qu’est-ce qui ne va pas ici ? Ce segment du film nous gratifie de jolis décors. Le thème du roi qui s’ennuie dans l’exercice de son pouvoir, bien que classique, est toujours intéressant. Mais l’ennui du roi nous gagne également… Toujours pareil : le roi est un vieil idiot qui passe son temps à rire ou pleurer… Je sais pas, ils ne peuvent faire autre chose ? La satire ok, mais peut-être pas toujours de la même façon… L’excuse du film pour enfants n’est pas pertinente pour justifier tous ces rires intempestifs.
Enfin, Vassia est expédié littéralement sur la terre, dans cette ville qui sacrifiait ses filles au despote aqueux. Dans cette Atlantide aux décors de ville grecque réussie, inhabituelle dans un conte russe, Vassia va cette fois affronter les trompettes de la gloire et de la renommée. On peut dire qu’il y succombera. Célébré comme « le sage parmi les sages, le modeste parmi les modestes », la louange sera telle qu’il acceptera de marier la fille du souverain local et de rester à écouter les flatteries. La satire est ici toute bouffonne et originale puisqu’elle s’en prend, cette fois, aux sages qui débattent depuis plus de trente ans pour savoir quel est le début ou la fin d’un bâton, son infinité… Mine de rien, je trouve, à titre personnel, que la question a des ramifications philosophiques profondes. Mais, qu’à cela ne tienne, Vassia aura la réponse à l’épineux problème.
Rou ne peut s’empêcher de moquer, de faire dans la satire. Si j’ai trouvé le traitement des philosophes adéquat, c’est quand même usant. Car au final, sous couvert de variété, c’est la même chose. On a beau changer d’endroit, de contexte, on retrouve la même situation : un roi idiot et rigolard, un mariage, une moquerie. Je sais bien que certains contes usent d’une structure narrative bâtie sur la répétition d’un fait, mais la mise en scène de Rou n’aide pas.
Il n’empêche que Kachtcheï a réussi son pari, puisque lorsque Aliocha apprend le mariage de Vassia, elle ploie sous la nouvelle mais refuse toujours le mariage avec l’immortel. Ce dernier, à bout de patience, la transforme en grenouille. Il faut alors l’intervention de la vraie héroïne du film : Blanchette, la chèvre d’Aliocha. Par son bêlement, elle va ramener Vassia à la raison.
Vassia, aidé par Baba Yaga qui gardait rancune envers Kachtcheï, parviendra à défaire le sorcier en trouvant sa mort. L’histoire finie sur une jolie course à travers des champs fleuris.
Le problème principal de ce film est qu’il veut en faire trop. On perd la simplicité des contes. On perd de vue l’essentiel, leur esprit. Pourtant, passer par les épreuves de la vie est un choix cohérent pour un conte dont c’est l’une des vocations. Mais les trois épreuves constituent une ellipse qui dure presque tout le film. Ce que l’histoire gagne en richesse, le film le perd dans sa sève. Les premiers films de Rou, que ce soient Vassilissa la Belle, Le Petit cheval bossu ou Kachtcheï l’immortel avaient beau être de facture plus classique, ils étaient beaucoup plus proches de l’esprit des contes russes. Leur simplicité, leurs décors qui évoquent à merveille la Russie médiévale parlaient d’eux-mêmes. Ici, nous sommes face à un patchwork d’inspirations… À force de trop en faire on noie le Vassia. Sur le papier, mélanger les sources est parfois une fausse bonne idée. C’est terriblement tentant, mais dès qu’on met le pied dans l’engrenage, on ne peut plus s’arrêter. Cela donne un film dont chaque segment est intéressant, mais qui mis bout à bout ne racontent rien. On en oublie l’amour pour Aliocha, la quête pour la retrouver. On se disperse tellement… Sans même parler des personnages, ici trop nombreux, en plus d’être parfois inutiles comme les pompiers.
Je suis peut-être vieux jeu, mais je préférais le combat d’Ivan contre le dragon dans Vassilissa la Belle, le combat d’Ivan contre Kachtcheï qui, sans être aussi riches thématiquement que Feu, eau… et tuyaux de cuivre étaient plus efficaces et plus directs. On s’éparpille, on a plein d’idées, les décors sont variés, mais au final, je n’ai pas eu l’émerveillement que j’ai pu avoir devant Le Père Frimas qui est l’exacte représentation visuelle d’un conte. Il en a la saveur, l’innocence, le merveilleux, le charme culturel, les personnages païens… Même si, dans ce dernier, on pouvait discuter la présence de Baba Yaga. Mais elle s’expliquait par la proximité de son rôle dans le conte de Vassilissa la Belle avec celui de Morozko dans son propre conte. Et surtout, elle était introduite au service de l’histoire, elle était utile, et même si elle était traitée avec humour, elle apportait indéniablement quelque chose. Alors qu’ici, j’ai plus le sentiment d’un énième rajout, on ne la voit d’ailleurs qu’au début et à la fin du film… Signe d’une possible sous-exploitation du personnage.
Au final, je suis très partagé. Rou me fait l’effet d’un gamin talentueux qui devrait par moments être bridé dans sa volonté de faire toujours plus. Qualité positive pourtant… Je ferais le même reproche à Georges Lucas, mais laissons cela. La générosité est néanmoins au rendez-vous, mais je ne retrouve pas la magie des contes russes. C’est plus un croisement entre les films en costumes de Rou comme Les Nouvelles aventures du Chat botté ou Au Royaume des miroirs déformants qui rencontrent le conte russe. Ma foi, pourquoi pas… J’appellerai plus ça une comédie bouffonne en costume dans l’univers des contes russes qu’un vrai film de conte.
Beaucoup de qualités, peut-être trop généreux dans sa volonté de faire plaisir par la multiplicité des lieux et des personnages, ce film aurait, à mes yeux, mérité d’être plus nuancé pour se concentrer sur l’essentiel.
Oui, je suis fleur bleue, je préfère la naïveté et la candeur de Le Père Frimas qui a pour cadre la belle Russie des contes, seulement parce que les personnages me semblent plus authentiques. Feu, eau… et tuyaux de cuivre va trop loin, si bien que je le considère, comme je l’ai dit, effectivement comme un film de conte, mais d’une autre catégorie. Cela dit, j’aime plus encore les films de contes sombres et psychologiques. Mais en ce qui s’agit des films de contes russes traditionnels, le classicisme me va très bien.
Mais enfin, ne boudons pas notre plaisir de voir un film de genre, où les décors fait mains qui n’avaient pour seul but que de faire rêver et de donner corps à un univers, primaient sur la désormais institutionnalisée esbrouffe numérique, cette course sans fin.
La fiche kinoglaz du film : https://www.kinoglaz.fr/index.php?page=fiche_film&lang=fr&num=532
Tables des matières
1.Introduction
2.Par le vœu du brochet (1938), По щучьему веленью
3.Vassilissa la Belle (1939), Василиса Прекрасная
4.Le Petit cheval bossu (1941), Конек – горбунок
5.Kachtcheï l’immortel (1944), Кащей Бессмертный
6.Une nuit de mai, ou une noyée (1952), Майская ночь, или утопленница
7.Le Mystère d’un lac de montagne (1954), Тайна горного озера
8.Un cadeau précieux (1956), Драгоценный подарок
9.Les Nouvelles aventures du Chat botté (1958), Новые похождения кота в сапогах
10.L’Habile Maria (1959), Марья-Искусница
11.Les Veillées dans un hameau près de Dikanka (1961), Вечера на хуторе близ Диканьки
12.Au Royaume des miroirs déformants (1963), Королевство кривых зеркал
13.Le Père Frimas (1964), Морозко
14.Feu, eau et… tuyaux de cuivre (1968), Огонь, вода и… медные трубы
15.Barbara la fée aux cheveux de soie (1969), Варвара-краса, длинная коса
16.Les Cornes d’or (1972), Золотые рога
17.Conclusion