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Alexandre Rou : le conteur du cinéma soviétique

Par le vœu du brochet (1938), По щучьему веленью



La difficulté d’adapter des contes au cinéma vient parfois de leur structure narrative, qui les rend complexes. En effet, qui dit adaptation dit réflexion car le support médiatique change. Les spécificités de la littérature ne sont point les mêmes que celles du cinéma. Ainsi, une adaptation littérale est souvent une mauvaise idée. Il faut « adapter » l’histoire à son nouveau support, donc, en quelque sorte trahir l’œuvre d’origine, ou en tous cas conserver son âme tout en y ajoutant quelque chose d’autre, de façon à enrichir l’œuvre première. C’est, pour moi, l’intérêt d’une adaptation.


Alors, pour en revenir au premier film d’Alexandre Rou en tant que réalisateur, Par le vœu du brochet, il s’agit en réalité d’une combinaison de plusieurs contes. Premièrement, le conte Par la volonté du brochet, puis celui de Tsarievna Niesmieïana et enfin Danse sur un air d’accordéon. Il convient de préciser un détail concernant le conte Par la volonté du brochet. Certaines descriptions du film indiquent un quatrième conte, à savoir Yémélia le sot. Pour l’avoir lu, il est quasiment identique à Par la volonté du brochet.

Ainsi, le premier film d’Alexandre Rou au sein du studio Soyouzdetfilm (studio spécialisé dans le film pour enfants) rebaptisé en 1948 « Studio central Gorki de cinéma pour enfants et jeunes » est un conte léger et comique d’une heure à peine. Comme je l’ai précisé dans le dossier sur le cinéma d’animation soviétique, les contes débarquent au cinéma sous l’impulsion de Staline. Ce dernier voulait que l’art vende le rêve soviétique, maintenant que la vie y est devenue un conte. On voyait donc débarquer des héros patriotes du passé comme le célèbre Alexandre Nevski du film éponyme de Sergueï Eisenstein, en même temps que les contes russes étaient adaptés en dessins animés. Ainsi, les débuts de Baba Yaga au cinéma furent dans un film d’animation sorti de 1938 : Ivashka and Baba-Yaga des sœurs Brumberg, soit un an avant le deuxième film de Rou qui la mettra lui aussi à l’honneur. Tout cela en même temps qu’Alexandre Ptouchko adaptait les fables de Krylov et les contes de Pouchkine comme Le conte du poisson d’or.

L’un des premiers films live de contes soviétiques est l’œuvre d’Alexandre Rou qui en deviendra un spécialiste. Ce premier bijou met en scène un jeune homme : Yémélia, un homme pauvre vivant dans une cahute en bois avec sa vieille mère. Par un froid jour d’hiver, quand la neige montait jusqu’au toit, sa mère lui demanda d’aller puiser de l’eau à la rivière pour la soupe, corvée ardue tant la neige et le frimas pouvaient vous geler sur place. Malgré la difficulté, Yémélia se rendit au point d’eau tout en poussant la chansonnette. Il faut préciser que cette attitude chantante deviendra quasiment un code dans les films de contes soviétiques. Dès l’apparition du héros, sinon peu de temps après, ce dernier se met à chanter. Il en sera de même pour les princesses ou la fille amoureuse du récit qui chantera souvent dès sa première apparition. Sauf que, dans ce film, la princesse est quelque peu capricieuse. Lorsque notre héros parvient enfin à remplir son deuxième seau, il attrape par chance un brochet. Ce dernier implore alors Yémélia de le relâcher. Il pourra, en échange, se voir accorder tous ses vœux. Et quels vœux ! Il peut, s’il le souhaite, faire venir l’été à la place de l’hiver. Superman peut aller se rhabiller, Yémélia peut tout faire. Le brave homme, pas si idiot que ça, se hâte d’accepter le marché poissonneux. Ni une ni deux, ses seaux d’eau rentrent d’eux-mêmes à la cabane. Pourrait-on y voir les balais que Mickey, apprenti magicien dans le Fantasia de Walt Disney, éveille à la vie ? Oh oh…



Loin d’ici, le tsar Gorokh, possède une fille bien particulière, le genre qui vous fait baisser le son de votre téléviseur. C’est la fille capricieuse par excellence : jamais heureuse, jamais satisfaite. En effet, Nesmeïana a peur que l’oie rôtie l’attaque, peur que la crème glacée lui donne froid… On la recouvre alors d’une montagne de couvertures, elle a donc chaud, il faut les retirer, elle a alors froid… À se demander si son père le tsar n’est pas devenu sénile à force de la supporter. Arrêtons-nous sur le personnage du tsar. On a souvent tendance à dire que les films de Rou sont pour les enfants. Or, ne sont-ce point ces films dont on ne se méfie jamais assez ? Beaucoup d’auteurs qui se sont réfugiés dans les œuvres pour enfants en ont profité pour faire passer leurs idées, qui une fois enrobées d’un voile de magie ou d’enfance s’attirent beaucoup moins les foudres de la censure, faisant souvent des œuvres jeune public des créations ambigües. Je ne prête cependant pas à Rou une quelconque velléité de dissidence, néanmoins, il faut bien reconnaître que le portrait du tsar est plutôt nourri et cela ne sera pas la seule fois…



En effet, le monarque apparaît comme un vieillard rachitique et grimaçant. Totalement sénile et retombé en enfance, il prend ses décisions en jouant à touche-touche avec ses index. S’ils se touchent, c’est oui, sinon, c’est non. La politique du hasard. Il faut rajouter à ça une certaine cruauté. Ainsi, quand le tsar ordonne à son général de ramener Yémélia. S’il échoue, ses hommes deviendront des esclaves, tandis que lui, passera un joli nœud coulant en guise d’écharpe (souvenez-vous du manga Young GTO). Sénile et cruel donc, mais la composition ne s’arrête pas là. Il est si petit que la couronne lui tomberait sur le visage s’il la mettait, c’est pourquoi elle est fixée au trône de façon à donner l’illusion qu’il la porte. Le tyran est donc une mise en scène à lui tout seul, détenteur d’un pouvoir si grand pour lui qu’il semble l’avoir usurpé. Mise en scène du pouvoir ? Qu’est-ce donc que le pouvoir soviétique, si ce n’est mise en scène ?



Toujours est-il, et je le comprends, que sa fille lui pourrit la vie. Il décide donc qu’elle ira au premier de ces messieurs qui la fera rire. C’est l’occasion de voir quelques sympathiques caricatures. L’une d’entre elles attire particulièrement l’attention en la personne de Mohammed Aga, une sorte de sultan venu de l’Orient. Non seulement, sa présence ajoute une dose d’exotisme, mais rappelle aussi l’immensité du territoire russe qui borde différents types de civilisations. Une touche orientalisante que l’on retrouvera également dans un prochain film. Mohammed Aga amène comme cadeau un cacatoès capable de répondre à toutes les questions. Lorsque le tsar lui demande de trouver son nom, l’oiseau, inspiré, répond « ennemi » … Bien sûr, cela ne sera pas du goût de sa majesté qui le prendra limite pour une déclaration de guerre. On peut également voir une forme de critique, encore une fois celle du pouvoir. Staline, en bon dictateur, n’était-il pas persuadé que tout le monde était son ennemi ? Fût-ce un oiseau ? Le second volet du film Ivan le Terrible (sorti en 1958) a fortement déplu à Staline, car Eisenstein montrait le célèbre tsar agir comme un paranoïaque sanguinaire, convaincu que tout le monde voulait sa peau, il n’avait pas tort cela dit… Rou aurait-il anticipé le film d’Eisenstein ? Innocents les films de contes, bien innocents…

Bon, en réalité, l’ambiance générale est à la comédie. Yémélia, avec ses pouvoirs, parvient à faire sourire la princesse et consent à l’emmener si elle devient vaillante et souriante. Cela n’est pas du goût du roi des grabataires qui envoie ses troupes à la poursuite de Yémélia sur son four. Vous avez bien lu : son four. En effet, Yémélia, en bon partisan du moindre effort a ordonné à son four de l’emmener auprès du tsar. Dans la réalité, il n’était pas rare de faire la sieste sur la cheminée en Russie. Large et l’endroit le plus chaud, le four se prêtait à merveille à ce genre d’activité.



C’est le moment le plus drôle du film. Yémélia ridiculise à plusieurs reprises l’escouade de soldats à ses trousses. Un champ de fleurs se transforme en lac dans lequel ils tombent…

Yémélia et Nesmeïana finissent évidemment ensemble et célèbrent leur mariage.

Une critique pourrait poindre le bout de son nez à propos du jeu des acteurs. En effet, leur jeu n’est que rarement sophistiqué. Il est en réalité codifié. Le héros se contente d’arborer un sourire manichéen et de pousser la chansonnette, quand le tsar cabotine autant qu’il peut. Il ne faut pas oublier que les héros sont des personnages de contes attachants et simples. Il n’y a pas lieu de pratiquer un jeu recherché. D’autant que les films sont destinés aux enfants. Sans pour autant avoir l’air bêtes, les acteurs doivent jouer effectivement d’une manière appuyée, au même titre que les personnages de genres bien définis comme la comédie musicale ou le film de kaiju japonais (Godzilla…) qui ne brillent pas non plus par le jeu de leurs acteurs. De surcroit, les contes russes ne sont pas aussi cruels que par chez nous, comme je l’ai dit dans l’introduction, ils sont légers et mettent en scène des héros attachants et positifs (enfin pas toujours). On est dans le conte merveilleux, pas celui qui effraie et fascine, mais celui qui berce, qui embrasse l’enfance à pleines dents, qui exhale l’odeur douce et sucrée d’un monde fantasmé où tout se termine bien, avec un petit arrière-goût de Disney. C’est certes naïf, mais innocent et léger, et parfois ça fait du bien.

Un mot encore sur l’un des acteurs : Gueorgui Milliar, l’interprète du tsar, est un cas à part. Il s’impliquait à fond dans ses rôles. Il surjouait même (comme tous les acteurs en fait). S’il est bien un acteur associé irrémédiablement aux films de contes soviétiques, c’est lui. Contrairement à d’autres, qui se sont retrouvés là par hasard, pour Milliar, il s’agit nul doute d’une vocation. Il tournera dans quasiment tous les films de Rou. C’est également lui qui interprétera très souvent la célèbre sorcière Baba Yaga. Il a participé à nombre de films de contes, pas seulement ceux de Rou, apparaissant toujours dans des costumes recherchés, sous un maquillage efficace qui le rendait méconnaissable et volant souvent la vedette au héros souriant bêtement. C’est toujours un plaisir de le voir s’impliquer énormément dans ses rôles, il reviendra très souvent dans ce dossier !

À noter qu’il existe également des films d’animation soviétiques sur le conte de Yémélia le sot qui sont indiqués à la fin de la page Wikipédia consacrée à ce film : https://fr.wikipedia.org/wiki/De_par_la_volont%C3%A9_du_brochet


Tables des matières

1.Introduction
2.Par le vœu du brochet (1938), По щучьему веленью
3.Vassilissa la Belle (1939), Василиса Прекрасная
4.Le Petit cheval bossu (1941), Конек – горбунок
5.Kachtcheï l’immortel (1944), Кащей Бессмертный
6.Une nuit de mai, ou une noyée (1952), Майская ночь, или утопленница
7.Le Mystère d’un lac de montagne (1954), Тайна горного озера
8.Un cadeau précieux (1956), Драгоценный подарок
9.Les Nouvelles aventures du Chat botté (1958), Новые похождения кота в сапогах
10.L’Habile Maria (1959), Марья-Искусница
11.Les Veillées dans un hameau près de Dikanka (1961), Вечера на хуторе близ Диканьки
12.Au Royaume des miroirs déformants (1963), Королевство кривых зеркал
13.Le Père Frimas (1964), Морозко
14.Feu, eau et… tuyaux de cuivre (1968), Огонь, вода и… медные трубы
15.Barbara la fée aux cheveux de soie (1969), Варвара-краса, длинная коса
16.Les Cornes d’or (1972), Золотые рога
17.Conclusion

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