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Quand souffle le vent, que reste t-il ?

En général, les films d’animation de science-fiction sont plutôt à chercher du côté du Japon. En effet, les Japonais ont montré depuis longtemps un goût pour la technologie à travers ces métrages, qu’ils soient fictifs ou réalistes. Mais, dans le cas des films post-apocalyptiques, il s’agit surtout d’un rapport à l’histoire. Par exemple, le manga Gen d’Hiroshima qui a été adapté en film d’animation, relate le bombardement d’Hiroshima et ses conséquences désastreuses plusieurs années après. Dans le reste du monde, les films post-apocalyptiques abondent, dans les années 1970 et surtout 1980 après le succès de Mad Max. Cependant, dès qu’on parle de films d’animation, l’Occident est un peu plus frileux. On pourra citer le cas du très bon Wizards en 1977 – Les sorciers de la guerre – de Ralph Bakshi. Et surtout, nous pourrons évoquer et analyser l’excellent Quand souffle le ventWhen the wind blows dans sa version d’origine –, film d’animation britannique réalisé en 1986 par Jimmy T. Murakami, qui obtint le Grand prix du long-métrage au Festival international du film d’animation d’Annecy en 1987.



Jimmy T. Murakami a longtemps travaillé dans le cinéma, un peu partout dans le monde. Cet artiste d’origine japonaise, qui vivait aux États-Unis enfant, a connu les camps de concentration pour les Nippo-Américains pendant la Seconde Guerre mondiale – sur le sujet, voir le film Bienvenue au Paradis d’Alan Parker. Il connaît donc l’histoire tourmentée de l’espèce humaine. Mais s’il est avant tout connu, c’est pour son adaptation de The Snowman en court-métrage d’animation en 1982.


Le petit film s’avère être un conte de Noël d’une grande sensibilité, adapté de l’œuvre de l’illustrateur et écrivain britannique Raymond Briggs. Il fait depuis partie des programmes incontournables de Noël chez nos voisins anglais. The Snowman se distinguait par son choix d’un dessin traditionnel fait de crayon et de pastel, gratifiant le film d’une irrésistible beauté. Ce qui faisait également sa force, c’étaient les mouvements de caméra, à la fois très dynamiques et doux, caractéristiques que l’on retrouvera dans Quand souffle le vent.

On prend les mêmes et on recommence. Jimmy T. Murakami choisit d’adapter à nouveau un travail de Raymond Briggs, la bande dessinée Quand souffle le vent sortie en 1982. Il est toujours difficile de résumer le contenu d’une œuvre, surtout lorsqu’elle est grave. Quand souffle le vent s’inscrit fortement dans les années 1980 comme l’aboutissement de près d’une décennie de films post-apocalyptiques. En effet, cette période a vu pléthore de films relatant la destruction d’une société pour une raison ou une autre. Cependant, une grande partie de ces fictions prennent la forme de séries B pas chères et orientées action, quand il ne s’agit tout simplement pas de nanars. À bien y regarder, Quand souffle le vent n’est pas un film post-apocalyptique, mais bien apocalyptique. Son propos est de suivre un couple de retraités anglais de milieu social moyen dans leur quotidien pendant une fictive guerre atomique entre l’URSS et les USA, avec l’Angleterre comme victime collatérale. C’est donc bien de vivre un bombardement que nous propose le film, et non la destruction d’une société dans son ensemble.

Ce qui peut choquer dans Quand souffle le vent, c’est l’aspect profondément réaliste du film dans son propos et dans sa mise en scène. Une caractéristique qu’il partage avec le documentaire-fiction La BombeThe War Game – de Peter Watkins réalisé en 1965 et Threads, un faux documentaire réalisé en 1984 par Mick Jackson pour la télévision. Ces deux films anglais proposaient d’aborder d’une façon très documentée et vraisemblable les conséquences physiques, matérielles et sociétales à l’échelle de l’Angleterre d’une guerre atomique contre l’URSS. Rappelons qu’en 1965, les craintes quant à un bombardement atomique n’avaient malheureusement rien d’improbable. C’est d’ailleurs pour cela que la BBC avait demandé à Peter Watkins de réaliser une simulation crédible des conséquences d’une attaque nucléaire sur le pays. Or, l’homme est connu pour décrypter, citer ses sources, mettre en évidence les manipulations des médias, dénoncer la désinformation, inscrire le public au centre du débat, et fort logiquement son film n’a pas plu aux nababs. Fut-il mauvais ? Non pas, bien au contraire. La Bombe montrait avec insolence à quel point la population était totalement ignorante, non seulement de la possibilité d’attaque, mais surtout de ses conséquences. Le film était donc un outrage médiatique que la BBC, suite à des pressions gouvernementales, décida de ne pas diffuser. Ce qui ne l’empêcha pas d’être récompensé d’un Oscar… Cherchez l’erreur.

Toutefois, à la différence de La Bombe et de Threads, Quand souffle le vent se veut plus proche de ses personnages. Alors que les deux premiers évoquent une situation au niveau national, le dernier va se concentrer sur le quotidien de Jim et Hilda Bloggs. On a donc un film intimiste, un huis clos qui se passe quasi en permanence dans leur maison située dans la campagne anglaise. Ce qui frappe de prime abord, c’est l’extrême douceur des premières minutes… On reprend la technique au crayon de The Snowman afin de faire vivre une délicieuse ruralité. C’est là l’un des points essentiels. Cette douceur apparente cache le danger de la bombe. En réalité, tout le film, et je dis bien tout, va être construit sur des contrastes extrêmement puissants.


Nous suivons nos deux protagonistes dans leur vie tout ce qu’il y a de plus triviale. Le mari bricole, lit le journal, fait son potager, et l’épouse, probablement ancienne femme au foyer, est préoccupée par sa cuisine et ses rideaux. Seulement, un petit grain de sable va enrayer la mécanique de ces belles journées insouciantes : l’annonce de la guerre. Comme par hasard, suite à cet évènement, les grandes surfaces sont prises d’assaut et c’est la pénurie. Cela ne vous rappelle rien ? Le premier confinement peut-être ? C’est ainsi que Jim rentre à la maison avec un journal et un étrange dépliant « Protect And Survive » qui rassemble des consignes gouvernementales pour survivre à un bombardement atomique. Le genre de consignes qui dit que garder les portes fermées empêche le feu nucléaire d’entrer. On estimait à 7000°C la température dans l’épicentre de la bombe à Hiroshima. Vous entrevoyez là un problème crucial dans Quand souffle le vent : la désinformation. Le même genre de consignes gouvernementales auxquelles nous avions droit en 2020, an de grâce 1 du COVID : le virus ne se transmet pas dans les transports en commun. Mais sinon le nuage radioactif de Tchernobyl s’arrêtait à la frontière.


Dès lors, le mari va se concentrer sur la mise en pratique de ces consignes sans réellement les comprendre et la femme continuera son petit traintrain. Le tout dans un calme olympien. Même quand la bombe finit par tomber, leur réaction reste imperturbable. C’est ça qui est gênant. Ce calme, cette presque indifférence, cette inconscience, cette passivité, et même cette béatitude. Les deux époux n’ont aucune compréhension de ce qui se passe. Comment expliquer ce trouble qui m’a profondément marqué quand j’ai revu ce film pour la seconde fois ?

Le fait qu’il n’y ait pas d’affolement n’est pas dérangeant en soi, bien qu’il tranche fortement avec la panique retranscrite dans La Bombe et Threads. Mais la façon dont Jim et Hilda vont vivre cet évènement a de quoi interpeller… Le couple vit hors du temps, dans une certaine idiotie bienheureuse. Non pas qu’ils soient bêtes, encore que… Hilda pense qu’envoyer une lettre au chef de l’URSS – elle et Jim ne savent même pas qui c’est, ce qui démontre leur méconnaissance –, en disant qu’ils sont gentils et ne sont responsables de rien, suffira à arrêter la guerre. On n’est même plus dans l’immaturité à ce niveau-là. Elle n’a absolument pas conscience du fait qu’elle n’est rien dans ce jeu. On avait exactement la même situation dans Le Sorceleur d’Andrzej Sapkowski où la princesse de Toussaint – pour ceux qui ne connaissent pas, Toussaint est un royaume parodique des contes à la Disney, une sorte de territoire inoffensif réputé pour ses fêtes et son vin, un royaume d’opérette où il fait bon vivre – décide d’écrire à son cousin, l’empereur de Nilfgaard – un empire un peu comme l’URSS ou la Chine – qu’il est de son déplaisir qu’il attaque et annexe ses voisins… Risible.

Rarement, j’ai vu des personnages à ce point inconscients de ce qu’il se passe. Même si le mari semble appliquer au pied de la lettre les consignes du dépliant, ce qui interpelle c’est qu’il y fait référence comme à une Bible. Les méfaits de la propagande sont palpables. « En temps de guerre, il faut suivre le gouvernement » assène le mari comme une maxime apprise par cœur. Ce même gouvernement qui, dans les années 1960 devant un risque réel de bombardement atomique, demande aux médias de ne pas en parler ? Dans La Bombe, Watkins interrogea des gens au hasard dans la rue, pas un seul ne semblait comprendre ce qu’était la bombe atomique et ses effets, et pourtant Hiroshima et Nagasaki n’étaient pas si vieux. Ce même gouvernement qui, devant l’imminence de l’attaque, distribua trop tard ce fameux dépliant avec des consignes ? Ce même gouvernement qui surtout eut l’audace avant de le distribuer d’essayer de le vendre, montrant par là que le bien-être de la population était tout sauf une priorité ? Car c’est bien connu, ce qui est bon pour la population devrait être bon pour le porte-monnaie. Vaccin ? Pardon lapsus.

Et pourtant vingt ans après, les Anglais semblent toujours en savoir aussi peu. Hilda et Jim ignorent ce qu’est une bombe atomique. Ils imaginent que la guerre sera vite finie – bon pour le coup, ils ont raison – et qu’en suivant les consignes, tout ira bien… Le couple ne fait montre d’aucun esprit critique, mais surtout le plus tragique, c’est que rien ne semble être fait pour leur expliquer ce qu’il se passe, au mieux construire un abri de planches et de portes dans la maison et peindre les fenêtres en blanc pour la chaleur… On parle bien de chaleur atomique ? La désinformation est à l’œuvre d’une manière désastreuse et on est épouvanté de voir la foi de ces petits vieux dans leur gouvernement qui ne saurait leur mentir, devenant une sorte de Dieu-gouvernement. Mais la faute de la désinformation n’incombe pas seulement à l’État. Quand je disais que les personnages vivaient dans une idiotie bienheureuse, ben c’est le cas.

Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, il semble qu’ils ne se soient jamais renseignés sur la situation mondiale, en dehors des canaux officiels bien entendu. Mais surtout, on dirait qu’ils ont arrêté de vivre. En effet, lorsque la guerre est annoncée, leur premier réflexe est de la comparer avec celle qu’ils ont connue, à savoir celle de 1939-1945. Pour le moment c’est logique, mais ça en dit déjà long sur leur compréhension du sujet. Pour eux, il y a les gentils et les méchants, ce que j’aime appeler « l’idéologie des camps », c’est-à-dire bâtir son existence sur des oppositions fabriquées et sur le manichéisme, un peu comme aujourd’hui, tiens. Ils ne font aucune nuance, mais encore pire que cela, même les gentils et les méchants sont quasiment inversés par rapport à l’histoire officielle. Je retranscris ici un dialogue du film pour illustrer mon propos. Il commence à propos des Soviétiques :

« Et dire qu’ils étaient de notre côté pendant la guerre.

— Qui, mon cher ?

— Les Ruskofs. Et ce Joseph Staline.

— Oui, c’était un gars sympa. Je l’aimais bien. Une sorte d’oncle. J’aimais sa moustache et sa pipe. »

Voilà à quoi il faut s’attendre. Les leçons des belles affiches de propagande, eh bien, eux, ils les prennent pour argent comptant. C’est dire à quel point ils vivent dans un rêve et, pire encore, un rêve fait d’apparences et de stéréotypes. Les affiches vendent un Staline sympathique, alors ça doit être vrai. Le gouvernement dit que, alors il n’y a pas de raisons de douter. Et c’est pas fini. La suite du dialogue voit carrément le monde classé en deux camps, d’un côté les gentils : Churchill, Roosevelt et Staline ; et en face « Hitler, Goering, Musso et le reste du peloton de l’autre côté ».


Et pour finir, ils se plaignent que le monde était plus simple avant… Voilà le cœur du problème, penser par eux-mêmes est impossible si on ne leur dit pas quoi penser. Ils passent en outre leur temps à confondre les Allemands et les Russes. Bref, leur réalité tient plus de la fiction passéiste. Je ne grossis pas le trait, les effets de la désinformation sont ici désastreux. Même le mari à différents moments semble littéralement planer.


Ces personnages volontairement simples et simplistes sont cohérents avec le ton très posé et les graphismes doux que j’ai déjà évoqués. Le contraste avec la vraie réalité en ressort d’autant plus fort. De surcroît, certains passages sont plastiquement très différents et, bien qu’ils soient courts, annoncent la catastrophe à venir, telles des piqûres de rappel. C’est le cas des engins de mort par exemple : les missiles, sous-marins et avions sont annoncés par des plans rouges angoissants qui tranchent abominablement avec le simulacre de réalité idyllique d’Hilda et Jim. Ou même les extraits présentés au-dessus avec Staline et Hitler sous forme de papiers découpés grotesques. Ce contraste est extrêmement violent puisqu’il oppose en permanence deux réalités.


Une scène est particulièrement représentative de cette dualité profonde. Encore une fois, il ne faut pas oublier que le couple associe la Seconde Guerre mondiale avec le bombardement atomique dont il est question dans le film. Déjà cela crée une réalité biaisée. Mais ils vont encore plus loin en faisant de celle-ci une partie de plaisir. Ils évoquent la Seconde Guerre mondiale comme un souvenir agréable. Non seulement, ils mélangent les réalités mais en plus ils les modifient fortement. Ainsi, la guerre devient une idylle… Ils disent eux-mêmes « C’était agréable pendant la guerre. » Voici l’évocation de leurs abris en ce temps-là.


Des abris tout ce qu’il y a de plus bucoliques, où la guerre prend des allures de pique-niques ou de moments sympas. Cette réalité fantasmée est le fruit d’une désinformation et d’un souvenir corrompu, résultat d’un travail de sape des médias. Ce qui est remarquable, c’est que la mise en scène souligne et accompagne cette confrontation des réalités. D’un côté un crayonné doux et tendre pour les souvenirs de guerre des vieux, et par la suite – alors qu’ils continuent leurs évocations surréalistes – la mise en scène change du tout au tout. Leurs paroles viennent cette fois illustrer un fond visuel bien différent, des images d’archives de la Seconde Guerre mondiale qui ne semblent absolument pas correspondre à la réalité fantasmée de leur imagination.


Non seulement les réalités sont mélangées, mais en plus même la réalité inventée est fausse. Il y a d’autres moments de pure rêverie onirique dont je ne dirai rien, afin de ne pas gâcher la surprise, j’en dis déjà beaucoup, pardonnez-moi. Sachez juste que ces quelques scènes tranchent encore plus violemment avec la réalité par leur insouciance et leur légèreté. Juste une image pour s’en convaincre.


Tout le film baigne dans cette ambiance sidérante et désarmante. Tout ici est contraste, à commencer par les techniques utilisées. Nous sommes dans un mélange entre stop-motion et dessin animé traditionnel. Jim et Hilda, ainsi que les extérieurs sont en dessins animés classiques, par contre la maison et son contenu sont de vrais objets. Pour les besoins du film, Jimmy T. Murakami fit construire un vrai décor – la maison – dans lequel les personnages sont parfois filmés de haut avec des caméras créées exprès. Il s’agit donc de vrais mouvements de caméras contrairement à l’animation classique.


Le résultat est impressionnant sans l’usage d’ordinateurs. Ce parti pris de l’animation en volume est très bon dans le sens où cela renforce l’aspect réaliste du quotidien et surtout les dégâts infligés par la bombe.


De temps en temps, la technique change, comme je l’ai déjà évoqué plus haut, permettant de varier les ambiances et surtout d’être en cohérence totale avec le propos du moment. La musique accompagne remarquablement bien l’ensemble. On a quand même David Bowie pour la chanson titre et Roger Waters, cofondateur des Pink Floyd pour la bande son du film. On voit bien là le professionnalisme d’une équipe qui a compris le potentiel de l’animation et qui a choisi de se compliquer la vie quand il aurait été plus simple de tout faire uniformément. Le tournage a quand même duré deux ans. Ainsi, le mélange des techniques et des musiques répond aux mécanismes mentaux des deux protagonistes à jamais prisonniers de leur fausse réalité. Les vingt dernières minutes sont épouvantablement dures et remarquables dans cette philosophie.

J’ai souligné qu’ils ne comprenaient pas les enjeux ni les conséquences physiques d’une bombe atomique. Ainsi, même une fois celle-ci tombée, ils vont essayer de reprendre leur quotidien comme si de rien n’était. Pour certains critiques, il s’agit de se raccrocher à une réalité que les personnages connaissent pour surmonter l’atrocité de la situation en se donnant un peu de normalité. On explique ainsi d’une façon très lambda les changements drastiques dans leur maison et sur leur corps. Même si je comprends cette théorie, je ne suis pas d’accord. Pour moi, c’est bien pire. Ils ne cherchent à aucun moment à se raccrocher à quoi que ce soit, ils n’en ont pas les capacités intellectuelles. Ce n’est ni un déni, ni même une fuite, c’est juste une inconscience quant à ce qui leur arrive, bien qu’ils aient l’air de sentir l’étrangeté de la situation. Des gens qui confondent les années 1940 avec les années 1980 et qui, de surcroît, ont trop d’imagination sont incapables de penser à se créer un refuge. Ils vont tout simplement continuer à vivre dans cette nouvelle normalité et l’accepter comme telle car ils ne savent faire que ça. La faute à une propagande, une incapacité à réfléchir et surtout à une foi inébranlable en ce Dieu-gouvernement dont l’arrivée se fait attendre. Ils vont ainsi espérer, contre toute raison, qu’on vienne les sauver, jusqu’au bout…

L’enfermement mental est à l’œuvre. Par exemple, il faut attendre très longtemps avant que Hilda et Jim ne daignent regarder dehors les effets de la bombe, préférant faire le ménage dans leur maison. Cette obstination crasse à rester dans un intérieur complètement détruit, et malgré tout seul lieu rassurant qu’ils connaissent, est une métaphore de leur enfermement mental. Leur monde et leur raison s’arrêtent aux murs et à ce fameux dépliant qui, comme le Manuel des Castors Juniors, a réponse à tout tant que ça n’existe pas. Le mari continue à parler de tout et de rien quand le spectateur voit les oiseaux fuir au travers de la fenêtre. Les animaux sont conscients de l’imminence du danger. Mais même après le bombardement, est-ce normal d’être aveugle à ce point ? Est-ce normal de ne rien remarquer d’anormal ?


Les vingt dernières minutes affreusement réalistes les voient encore davantage s’enfoncer dans ce qu’il faut bien appeler à ce niveau-là une inconscience collective, remarquablement proche de la folie et paradoxalement considérée comme normale par ceux qui la vivent. Aux dommages matériels de la maison vont se rajouter les dégâts physiques occasionnés par la bombe atomique auxquels chaque fois on va trouver une explication rassurante. Cette volonté de ne jamais comprendre la situation a quelque chose de terrifiant et de profondément triste. « Pas de questions à se poser, il faut faire ce qui est juste » dit le mari aux rêves de guerre propre. Ce qui est juste c’est ce que dit le fameux dépliant. Étonnement, ce dernier ne mentionne rien des effets physiques – « secondaires », diront les mauvaises langues de 2021 – de la bombe. Pourquoi ? Mais parce qu’on pensait que cela n’arriverait jamais, parce que le gouvernement n’en a strictement rien à foutre de sa population et que l’ignorance est toujours plus souhaitable que l’honnêteté intellectuelle. Par contre, le guide dit bien de garder précieusement dans une caisse des papiers d’identité, afin d’authentifier le cadavre à proximité. Tiens, c’est marrant, on ne parle pas des effets de la bombe, mais on évoque le cas exceptionnel où elle pourrait tuer ? C’est bizarre… Oh et si vous pouviez rajouter vos livrets d’épargne dans la boîte – ça fait très cercueil toutes ces boîtes quand même –, des fois qu’on puisse s’en servir pour s’en mettre plein les fouilles ou pour reconstruire le pays… Aujourd’hui, on appelle ça un acte citoyen, à l’époque c’était du cynisme. L’argent serait donc plus important que l’humain, non… ils n’oseraient pas ! On retrouve exactement ce cas dans La Bombe.

Ce fameux dépliant devient malgré tout leur seul phare dans l’hiver nucléaire. Autant, je ne pense pas qu’ils cherchent à donner à leur vie un semblant de normalité, du moins volontairement, autant la mise en scène et l’effet produit par cette « normalité » sont remarquables. Déjà qu’au début, le contraste était saisissant, mais alors dès que la bombe explose, cela frôle le génie. Cette remarquable obstination à continuer de vivre comme si de rien n’était dans une normalité impossible provoque un contraste malaisant et dérangeant avec la réalité effective. Un peu comme l’absurdité exacerbait le contexte post-apocalyptique dans L’Ultime garçonnière – autre film anglais de science-fiction que Richard Lester réalisa en 1969 – sauf qu’ici c’est le surréalisme réaliste.

Malgré leur passivité extrême et leur simplicité un peu bête, on s’habitue à ce gentil couple. Le huis clos renforce nos sentiments envers eux, on vit avec, on cuisine, on a nos habitudes avec eux. On finit par les aimer, car après tout ils ne sont que des victimes sacrifiées comme des millions d’autres Anglais. C’est avec une tristesse infinie et un sentiment de totale impuissance qu’on les voit s’éteindre peu à peu sans qu’ils comprennent pourquoi… On devine leur fin alors même qu’ils croient encore au Bon Dieu ou au Père Noël et en ce gouvernement fantoche qui, bien qu’il soit souvent cité, n’est jamais présent, planqué qu’il doit être dix kilomètres sous terre.

Chaque jour après la bombe les voit dépérir peu à peu et c’est la rage au ventre qu’on les regarde toujours donner des explications « normales » à leur état qui empire et ne jamais douter de ce gouvernement salvateur. Tiens, s’il n’y a plus d’eau c’est parce que l’État a décidé que c’était bien de l’économiser et c’est pour protéger les gens. Non, c’est la bombe. Idem pour l’électricité. L’État est un dieu qui protège ses ouailles, ou plutôt ici, qui devient le seul espoir, un espoir aussi vain, fragile et inutile qu’un bulletin de vote. Jim et Hilda vont de plus en plus mal, de la tension, des nausées, des diarrhées… Le dépliant dit comment se protéger si la bombe ne tombe pas, mais ne dit rien de ce contre quoi il faut se protéger. Si les corps ne vont pas bien, c’est à cause de la tension nerveuse due à la guerre et à ce nouveau mode de vie estime Jim, jamais à cause de la bombe. Ils font le ménage dans une maison en ruine, ils s’inquiètent de l’état des rideaux, du fait que le laitier soit en retard, peut-être a-t-il eu un accident… Il y a des rats dans les toilettes, Jim dit qu’il ira faire des courses demain, on s’enfonce dans la folie quotidienne de Jim et Hilda.


Mais on peut encore se détendre, sortons les transats pour prendre le soleil nucléaire dont les rayons sont masqués par les particules radioactives provoquant une chute des températures !!!


Nous avons froid ? C’est juste que nous sommes fatigués car nous dormons mal. Les pluies noires se mettent à tomber ? C’est pratique, nous n’avons plus d’eau et comme chacun sait : « L’eau de pluie est la chose la plus pure. » Encore les effets de la désinformation.


Ils se voient dépérir, mais ils ne le comprennent pas. C’est comme si quelqu’un mourait d’un cancer, mais que jusqu’au bout on ne lui disait rien. Les bienfaits de l’ignorance véhiculée par les médias ne durent qu’un temps. Le flegme anglais se transforme en apathie, en cette passivité du bovin qui attend l’exécution et encore, même lui sent la mort sur son cou. Ici, seul toi, spectateur, en as conscience, témoin assidu et impuissant, de la fin de tes deux nouveaux amis. Mais c’est pas grave, les secours doivent venir… De bons citoyens. Les hémorragies des gencives ne sont qu’un détail de plus de ce charmant et inoffensif mode de vie, les taches noires sur les jambes sont la conséquence d’un trop plein de nourriture en conserve, la perte des cheveux c’est le stress… rien de grave. Non, mes pauvres Jim et Hilda, ce sont seulement vos morts cellulaires qui sont en marche… « Les femmes ne deviennent pas chauves, c’est un fait scientifique. » Jim passe son temps à se référer à son guide et à la science, ce qui ne manque pas d’ironie quand on sait que c’est elle qui le tue. Je n’ai pas parlé de l’humour du film, mais vu l’ambiance, je pense que vous vous en doutez. Il est peu présent, mais il est d’une noirceur radioactive. Un exemple, allez, voici cette merveilleuse déclaration de Jim qui, pour une fois, a conscience de la réalité malgré lui : « Je voudrais pas être enterré dans le sol, je préfère la crémation. » Et là, y a pas de l’humour ?! La seule fois où le pauvre hère est enfin en phase avec la réalité, c’est à l’orée de la mort et de l’humour.


Les secours attendus ne viendront jamais. Mais un miracle est-il encore possible ? « Si les médecins arrivent, ils nous injecteront un antidote, donneront quelques pilules. Nous serons de retour à la normale. » Oui un vaccin contre la radioactivité… Comme aujourd’hui avec notre contexte épidémique et vaccinal, que le vaccin soit efficace ou non, il est illusoire et même dangereux de croire en un retour à la normale, surtout avec la fonte des glaces qui s’accélère et qui libérera potentiellement d’autres virus dans l’air. Pour répondre à l’espoir de Jim, paradoxalement, la seule solution absolue et définitive à leur souffrance d’origine humaine est la bombe atomique. Car le vaccin tant recherché, le remède ultime, la solution miracle, la panacée, n’est-il pas tout simplement un remède contre la connerie humaine à l’origine des souffrances de Jim et Hilda, et peut-être sait-on jamais de nos problèmes actuels ? Et donc le seul médicament viable dans ce cas serait justement la bombe atomique, le seul à même d’être capable de guérir le monde de son principal virus : l’homme.

D’ailleurs, la fin de l’histoire de Jim et Hilda est une prière. Fidèles à eux-mêmes jusqu’au bout, ils ne se voyaient pas partir, ils ne se verront pas plus mourir. Ils entament alors une dernière prière qui sera en même temps leur véhicule vers le ciel. Ils continueront de réciter leur prière, qui fera office de transition et de linceul lorsqu’ils passeront de vie à trépas. La prière commencée dans la vie se terminera au sens propre dans leur mort. Une fin physique et métaphorique qui rappellera celle d’un autre grand film d’animation anglais, le traumatisant et excellent The Plague Dogs de Martin Rosen en 1982.


Finalement, cette conclusion est à l’image du film, un enterrement et un message pessimiste sur le destin de l’Humanité. Quand souffle le vent reste relativement méconnu chez nous malgré son prix à Annecy. Il n’était sorti que sur Arté. Le distributeur Un Zéro Films lui a offert une sortie cinéma en 2012, mais soyons honnêtes, c’est bien peu pour un film d’animation exceptionnel. Exceptionnel pour sa maîtrise technique, son message au réalisme rarement atteint dans un film d’animation, pour son scénario, sa dénonciation de la désinformation et de la propagande, son militantisme contre les armes nucléaires, sa mise en scène qui oscille entre réalité et fantasme dans un contraste dérangeant et permanent. À mes yeux, il est aussi fort que le film d’animation Le Tombeau des lucioles de Takahata Isao, le côté émotionnel juste un peu plus atténué. Peut-être que la catastrophe nucléaire de Tchernobyl survenue la même année que le film, en 1986, n’a pas aidé à sa sortie… Il faut dire que dans un pays nucléarisé comme le nôtre, cela ne serait pas bien passé. Surtout avec des personnages qui boivent la propagande gouvernementale comme sang du Christ et qui auraient été bien foutus de croire que le nuage radioactif s’arrêterait à la frontière. C’est là, le grand pouvoir de ce film, faire réfléchir, prendre du recul sur les médias qui se gardent bien de donner toutes les informations au public.

On notera d’ailleurs la différence radicale entre les trois films que sont Quand souffle le vent, La Bombe et Threads et notre gouvernement. Dans le premier cas, un danger palpable synonyme de mort immédiate ou à très courte échéance dans un environnement médiatique quasi fantomatique et misérable en terme de renseignements et d’informations vitales. Un danger mortel est passé presque totalement sous silence quand l’inverse serait vital. Alors qu’aujourd’hui, où certes il y a épidémie, des gens meurent, mais on est loin de la crise présentée dans les films, les médias ne parlent que de ça ? Que l’État prend des mesures coercitives en scandant l’acte citoyen, qu’on nous inonde d’informations parfois contradictoires, qu’on fait preuve de discrimination et que, pour la première fois de ma vie, j’ai l’impression de vivre dans une dystopie ?! Les actes des médias et du gouvernement posent question. Que faut-il penser quand, dans le premier cas, il n’y a pas d’informations et que, dans le second, un contexte moins grave, nous en sommes noyés ?

Quand souffle le vent présente le cas spécifique du bombardement nucléaire, toutefois les pratiques médiatiques et étatiques sont les mêmes. En ce sens, il mérite que je parle de lui, et bien que je n’aime pas trop faire cela, je m’appuie dessus pour donner mon sentiment sur le contexte de peur que nous subissons. J’ai connu des pays dits « dictatoriaux » plus permissifs que la belle démocratie à la française.

Ils avaient raison dans Tito et les oiseaux, la peur se transmet par les idées, nous vivons actuellement dans une manipulation par la peur. Ce n’est pas tant la maladie qui existe bel et bien qui fait peur, c’est l’autre. J’ai vu des gens sur les réseaux sociaux ostracisant d’eux-mêmes des personnes dont les propos étaient seulement critiques et qui émettaient des arguments contre le pass sanitaire ou contre la politique du gouvernement. Qu’ont fait les internautes ? Ils ont viré ces êtres de leurs contacts. Pouf, magique, suppression du débat. Mais n’est-ce pas ce qu’on appelle de la ségrégation virtuelle préventive pour ne pas avoir peur, car croire fait du bien ? L’État a juste mis le feu aux poudres, les citoyens zélés font le reste et s’en défendent pourtant.

C’est la rage au cœur que l’on finit Quand souffle le vent. Il est de ces films qui nous mettent K.O. car on mesure toute notre impuissance dans des jeux tellement plus grands que nous. L’impression d’être un mouton qu’on amène à l’abattoir. Heureusement pour Jim et Hilda, ils n’en ont pas conscience, mais nous… Encore que, je me demande si au fond d’eux, ils ne le savent pas, mais se refusent obstinément à y croire, préférant disculper contre vents et marées un gouvernement absent. C’est comme si, à la toute fin, un croyant se rendait compte que Dieu n’existe pas, il n’accepterait pas la tragique réalité. Pour Jim et Hilda, l’État c’est Dieu. Alors peut-être ont-ils compris qu’on leur avait menti, mais leur foi est tout ce qu’il leur reste, alors si pour la sauver il faut excuser le gouvernement, il n’y a pas le choix, faisons-le. Il en ressortira le grand gagnant, auréolé de zéro responsabilité et d’un pays à feu et à sang.

Alors peut-être que oui, en accord avec Jim et Hilda, vivre dans l’imaginaire et ne pas voir que le droit commence à disparaître du dictionnaire, c’est mieux. Peut-être que la bombe, c’est mieux. Pour ceux qui connaissent Docteur Folamour, cette superbe comédie noire sur le nucléaire de Stanley Kubrick je vais reprendre à mon compte la seconde partie du titre : Docteur Folamour ou : comment j’ai appris à ne plus m’en faire et à aimer la bombe.

N’oubliez pas : We will meet again…

L’habituelle section Pour aller plus loin :

Films d’animation post-apo qu’ils soient fictifs, fantasy ou réalistes :

Wizards ou Les sorciers de la guerre, film américain réalisé en 1977 par Ralph Bakshi. Mon préféré de ce réalisateur. Il parvient à mélanger SF et fantasy dans univers de fantasy/conte de fée subversif. J’aime beaucoup son propos sur la puissance de l’image et son utilisation pour conditionner des soldats.

Akira, film japonais réalisé par Otomo Katsuhiro en 1988. Il n’est plus à présenter.

A wind named amnesia, film japonais réalisé par Yamazaki Kazuo en 1990 avec Kawagiri Yoshiaki notamment. Pas le meilleur, mais il reste bien moins connu que d’autres films d’animation japonais. J’aime les questions qu’il pose, l’ambiance et la violence propre à la SF japonaise animée des années 1990.

L’autre monde ou Now and Then, Here and There, série animée japonaise réalisée par Daichi Akitaro et produite par le studio AIC. Un univers post-apo dystopique dur, inoubliable et émouvant. Un sujet traité sans concession, comme il sied à ce genre de propos.

Origine, film japonais réalisé par Sugiyama Keiichi en 2006. Une vision écologique et une musique magistrale.

Manga :

Gen d’Hiroshima de Nakazawa Keiji sorti de 1975 à 1985. Une présentation réaliste et très dure d’un des seuls bombardements atomiques de l’histoire. Il y a beaucoup d’univers postapo dans les mangas réalistes ou fictifs, mais rien qu’avec celui-ci c’est déjà pas mal ^^

Films post-apo qu’ils soient fictifs, fantasy ou réalistes :

Les enfants d’Hiroshima, film japonais de Shindo Kaneto, 1952
Hiroshima, film japonais de Sekigawa Hideo, 1953
Vivre dans la peur, film japonais de Kurosawa Akira, 1955
Docteur Folamour ou : comment j’ai appris à ne plus m’en faire et à aimer la bombe, film américain de Stanley Kubrick, 1964
L’Ultime garçonnière, film anglais réalisé par Richard Lester, 1969
Apocalypse 2024, film américain réalisé par L. Q. Jones, 1975
Stalker, film soviétique réalisé par Andreï Tarkovski, 1979
Virus, film japonais de Fukasaku Kinji, 1980
A travers les ronces vers les étoiles ou Через тернии к звёздам, film soviétique réalisé par Richard Viktorov, 1982
The Atomic cafe, film américain réalisé par Kevin Rafferty, 1983
Le jour d’après, téléfilm américain réalisé par Nicholas Meyer, 1984
Lettres d’un homme mort, film soviétique de Konstantin Lopouchanski, 1986
Pluie noire, film japonais de Imamura Shohei, 1989

Films sur la fabrication des informations et les mécanismes internes des médias :

Privilège, film anglais réalisé par Peter Watkins, 1966
La Commune (Paris, 1871), film français réalisé par Peter Watkins, 2000
-Tous les films de Peter Watkins 🙂

Films sur les mécanismes souterrains de la politique et la création de lois ou d’accusations montées de toutes pièces :

L’Aveu (1970), État de siège (1972), Section spéciale (1975), tous trois réalisés par le grand Costa-Gavras
-Tous les films de Costa-Gavras 🙂

2 commentaires

  • JAFFRE Julien

    Bonjour,
    Je suis arrivé aujourd’hui sur votre blog par le biais de celui de DVD2FAN. Je me suis attardé sur cet article dont je n’ai pu me détacher avant la fin de sa lecture. C’est vraiment très bien écrit, à la fois accessible au plus grand nombre et avec des références pour les connaisseurs ou ceux qui voudraient approfondir le sujet. Vous soulignez bien justement cette mise en relation des oeuvres dans votre rubrique de présentation. En tout cas, la découverte de cette oeuvre atypique de l’animation à travers votre critique éclairée constitue une belle surprise pour ma part.
    Bravo pour votre blog qui donne ses lettres de noblesse à Internet, quand tant d’autres sites poubelles me procurent la sensation opposée.

    • Mamaragan

      1000 mercis pour ce commentaire encourageant ! J’en ai peu et ça me stimule beaucoup d’en avoir. J’ai vu que DVD2FAN avait mis mon site en blog amis, ce qui est très sympa. Pour être honnête, un certain nombre de films dont je souhaite parler sur le long terme viennent de chez lui et d’autres blogs que vous devez connaître je pense :). Il n’y a pas qu’eux, mais une bonne partie de ma culture s’est améliorée grâce à eux. Encore merci !

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