Au delà de nos rêves dans l’œuvre de Vincent Ward
« La pensée est réalité, la physique est illusion. »
S’il y a une expression capable de définir Au-delà de nos rêves et le cinéma de Vincent Ward c’est bien celle-ci.
Dans la quête d’un cinéphile pour trouver son film fétiche, le plus beau, le plus barré, le plus obscur, le plus terrifiant, le plus original, le plus couillu, on est peu récompensé. Il faut souvent en voir des centaines avant de dénicher la perle rare. Jusque-là, ma référence était The Lovers de Tsui Hark. Pour le visuel, il y en a plein… Mais pour celui qui évoque, non, qui crée quelque chose en nous que nous n’avions jamais ressenti devant un film, c’était aussi The Lovers. Tant la poésie intemporelle d’un amour défiant la mort sur fond d’innocence était captivante, d’une sensualité et d’une spiritualité toutes chinoises. Dans le genre bijoux inaccessibles, j’ai désormais trouvé un titre qui lui dispute la palme, qui ne peut être apprécié qu’avec le cœur et, admettons-le aussi, avec les yeux. C’est Au-delà de nos rêves, réalisé en 1998. Il s’agit pour moi d’une sorte d’équivalent. Bien qu’éloignés d’univers et de scénario, ils m’évoquent la même chose, une romance dans un cadre spirituel très différent, mais qui ne demande qu’à faire gagner l’amour.
I/ L’univers de Vincent Ward
Cette ode, nous la devons à Vincent Ward. Réalisateur néo-zélandais qui n’est à mon avis pas assez reconnu. Ce qui est fort dommage, tant son univers est atypique et authentique. C’est un homme qui n’hésite pas à prendre des risques, à être créatif et qui ose inventer des mondes. Par les temps qui courent (hein vous avez dit Marvel ?) ses films sont une oasis. Il faut dire que, depuis le début de sa carrière en 1978, il n’a réalisé que deux courts-métrages et six longs-métrages. La majorité sont trouvables en français, sauf le dernier que je n’ai toujours pas pu voir, mais ne bénéficient pas d’une grande publicité. Heureusement, il existe certains sites/blogs de cinéphiles plus désireux de partager des films originaux et de qualité, que certains cinémas et distributeurs ou même critiques.
Pourtant, Vincent Ward est un réalisateur particulièrement attentionné envers ses films à l’atmosphère sans équivalente. C’est la première chose qui saute aux yeux. De l’aveu même du réalisateur, ses films sont des expériences qui montrent les liens profonds entre les hommes et leur environnement. Ainsi, le mysticisme, « un naturalisme magique » comme il le dit, occupe une place importante. À travers chacun de ses films, nous traversons des mondes où le christianisme le dispute au mysticisme. Ils ont comme point commun de refuser ce que l’on voit au premier abord ; mais d’inviter à aller au-delà. Tout devient prétexte à une interprétation, à une imagination débridée, libre. Nous revenons au commencement du monde, période légendaire, où la Nature était crainte comme force destructrice et créatrice, où la foudre, le feu, l’eau étaient vénérés à l’égal des dieux. À la fois fascinante et terrifiante, la Nature est vue comme telle dans les univers de Vincent Ward. La Terre retrouve sa fonction de mère nourricière, la réfraction de la lumière sur une bouteille d’eau dévoile l’esprit qui l’habite. Tout est signe, tout est symbole. Comme si le monde était plus riche en ce temps-là d’une spiritualité qui se perd. Une spiritualité que Ward met en question à travers ses films. Elle nous faisait croire en quelque chose de grand, en une transcendance que l’on ne pouvait que sentir, un univers derrière celui de nos sens. Une Nature où tout regorge de mystère. Mais aussi un monde où le danger et la beauté sont cousins. Le réalisateur aborde la nature même des choses, l’ordre naturel de l’Univers, la vie, l’amour, la mort et la foi.
Il aime mettre en scène des personnages issus de milieux plus naturels comme les Inuits et les Maoris, pour les confronter au monde « civilisé ». Cela permet de questionner leurs rapports à la spiritualité. D’autant que beaucoup de ses personnages sont métisses, renforçant ainsi la dualité de ses films. Ce type d’entité est en équilibre permanent avec les cultures qui les composent, notamment leurs croyances. Ils livrent un combat pour comprendre le monde qui les entoure, un combat souvent empreint de mysticisme dans un environnement dur.
II/ Spiritualité et mysticisme : l’affrontement de deux mondes
Ainsi, dans son premier long-métrage, Vigil (1984), nous suivons une jeune fille de douze ans qui évolue au milieu d’un élevage de moutons au fin fond de la Nouvelle-Zélande. Au sein d’une nature magnifique mais exigeante, cette petite fille vit dans un monde qui n’appartient qu’à elle, entre découverte de la vie et interprétations de la réalité qui se transforment en rêves et en visions oniriques effrayantes. Son père meurt rapidement. Mais il est aussitôt remplacé par une autre âme auprès de sa femme. L’ordre naturel des choses ; l’un part pour que l’autre prenne sa place, triste mais éternelle réalité. Vincent Ward nous fait admirer cette nature implacable grâce à une photographie dans des lumières naturelles de toute beauté, mais aussi en accordant une part importante à la musique. Tantôt cristalline, tantôt minimaliste (elle n’est pas sans évoquer celle de Philip Glass dans Koyaanisqatsi), elle est accompagnée par des sons naturels qui renforcent l’immersion et l’authenticité de l’existence. Que ce soient les respirations ou les battements de cœurs, ils rendent une scène d’amour plus vraie que nature, d’une rare intensité au cinéma. La maladie et la mort coexistent aux côtés de la vie et de la foi.
La foi, il en sera beaucoup question dans son second film (l’une de mes plus belles expériences cinématographiques) The Navigator : A Medieval Odyssey, sorti en 1988. Nous nous enfonçons un peu plus dans le spirituel. Nous évoluons dans l’Angleterre du XIVe siècle au moment de la grande peste. Un petit garçon (Griffin) est assailli de visions tel un prophète. Pour juguler la maladie, il faudra amener la croix de bronze sur la cathédrale de l’autre côté de la Terre. Un souffle divin s’abat alors sur le film. Alternant le noir et blanc avec la couleur, des chœurs religieux et des voix éthérées, nous allons suivre l’odyssée invraisemblable de nos amis, qui jouent l’avenir du village sur la réussite de leur quête. Parfois expérimentale, la mise en scène se fait virtuose, tant elle est personnelle, tant elle ose. L’occasion pour Ward de confronter deux mondes : l’un croyant et craintif mais spirituel, face à un monde urbanisé et matérialiste sans âme ; notre monde contemporain. Effectivement, le groupe va carrément remonter le temps pour arriver jusqu’à nous afin de sceller une croix ancienne sur une cathédrale blanche en plein milieu du XXe siècle. Comme si notre époque de besogneux capitalistes obsédés par le travail nous avait fait perdre de vue l’essentiel, notre vie spirituelle. Griffin a-t-il été envoyé à notre époque pour sauver la sienne, ou pour sauver la nôtre ? Car cette croix sonne tel un avertissement des temps anciens, comme une nouvelle apocalypse qui se prépare à brève échéance ou une espérance que le Ciel envoie à notre attention par l’intermédiaire d’un petit garçon du Moyen Âge. Un enfant encore suffisamment réceptif pour capter un message que Dieu essaye désespérément de nous faire parvenir dans notre époque sans foi ni loi. Une nouvelle fois, il nous convie à visiter un monde où la nature se fond avec Dieu, ou toute croyance mystique et nom que vous pourriez lui donner. Même si dans le film la spiritualité arbore les couleurs du christianisme, elle se veut universelle, il ne fait que reprendre une des religions les plus connues pour nous parler. Car que ce soit dans Vigil ou dans Cœur de métisse (1993), il ne s’agit ni plus ni moins que de spiritualité.
Même si elle se fait moins présente dans son troisième film, cette thématique reste au cœur du récit. Le réalisateur propose cette fois une confrontation entre le mode de vie et la croyance païenne des Inuits et notre monde civilisé. Nous suivons les pas d’un enfant arraché à sa grand-mère pour être soigné de la tuberculose dans un hôpital. Il y restera longtemps, ce qui aura pour effet de lui faire partager deux cultures. Film de la tolérance sur le partage des croyances, l’enrichissement mutuel et la fraternité naturelle, il n’en demeure pas moins assez pessimiste sur le sujet. Rejeté par les deux mondes, le héros combattra sous les couleurs de l’Angleterre pendant la Seconde Guerre mondiale. Il en arrivera à la conclusion que le monde civilisé est peuplé de cannibales :
« Après Dresde, j’ai pris tous les blancs pour des cannibales, je n’ai pas pu vivre parmi eux. »
Vincent Ward nous renvoie la violence de notre propre monde, si démoniaque qu’un homme spirituellement différent, et rejeté comme tel, en fut brisé. Le bombardement de Dresde est le moment le plus fort du film, tant graphiquement qu’émotionnellement. Seul survivant de son bombardier, il tentera de sauver une petite Allemande, en vain. Le réalisateur nous gratifie toujours de ces moments contemplatifs tellement beaux et puissants en recourant encore (même si moins qu’avant) à des musiques évocatrices comme celle d’un chant inuit. Moins mystique, mais plus pessimiste que les deux précédents, il n’en demeure pas moins plus riche par son intrigue et sa très belle romance. Ne serait-ce que par deux idées romantiques, parmi les plus originales qu’il m’ait été donné de voir. Mais cet univers onirique manquait à notre ami et cette fois, disposant d’un budget conséquent, il réalisa cette poésie visuelle, cette vision picturale née elle-même d’un songe : Au-delà de nos rêves.
III/ Au-delà de vos rêves
Dire de ce bijou qu’il est une peinture vivante est un euphémisme, tant cela s’applique autant à son esthétique qu’au moteur même de son intrigue, ainsi qu’à sa narration essentiellement visuelle et sentimentale. On retrouve le goût pour cette violence naturelle, où règne sans cesse la mort aux côtés de la vie. En effet, Vincent Ward ne perd pas son temps pour nous dire où il veut en venir. Après une rencontre tout ce qu’il y a de plus romantique débouchant sur un mariage, le couple perdra ses deux enfants et le mari périra lui aussi quelques années plus tard. Il essayera de rester en tant que fantôme auprès de sa femme, mais devra accepter le fait que sa présence la rend malheureuse car elle ne peut passer à autre chose. Accepter l’ordre naturel du cycle de la vie. Accepter que, même lorsqu’on est attentionné, on peut faire plus de mal que de bien. Et c’est là que vos yeux vont voir s’étaler, sur votre tablette de verre, ce que vous n’avez encore jamais vu. Le paradis et l’enfer existent, avec comme particularité que vous pouvez les modeler à votre guise. Vous pouvez donner exactement l’apparence que vous voulez à votre nouvel environnement selon votre sensibilité et vos goûts.
« La pensée est réalité, la physique une illusion. » En effet ici, point d’explication scientifique. Immense plaidoyer pour la tolérance, même si le film arbore plus que jamais les habits du christianisme, il ressort qu’en fait vous avez le choix, vous choisissez votre mort. Elle est ce que vous voulez qu’elle soit.
La force créatrice est au centre de l’histoire. Effectivement, le personnage principal, Chris, joué par Robin Williams, ne va avoir de cesse d’inventer son paradis comme une peinture qui tend à se rapprocher des Impressionnistes, ou encore à l’esthétique du jeu vidéo Okami, dans un style plus occidental. L’occasion de créer cette tapisserie visuelle et élégiaque qui régale nos sens. Mais si l’imagination au sens de création est l’argument visuel du film, il en est aussi l’argument moteur qui le fait avancer. Catapultant Au-delà de nos rêves au rang des rares films où le fond se trouve en cohérence absolue avec la forme. Si vous pouvez inventer votre environnement, il en va de même pour votre destinée.
Son épouse, ne supportant plus son existence, se résigne au suicide. Intervient alors une des grandes thématiques de Vincent Ward : l’ordre naturel des choses. Autant le mari mort dans un accident peut aller au paradis, autant elle tombera en enfer. Non car elle a fait du mal, mais pour une analyse que je trouve très pertinente : « L’enfer est pour ceux qui ignorent qu’ils sont morts », elle refuse une évidence qu’elle a pourtant elle-même cherchée. Or, si nous pouvons choisir dans une certaine mesure notre vie, c’est également nous qui choisissons de faire de notre vie un enfer. La peinture en tant que puissance créatrice va alors jouer un rôle vital et révéler pourquoi elle n’est pas qu’affaire de délire visuel (quand bien même ce serait le cas, ça serait déjà beaucoup). Annie (sa femme) était peintre et formait avec Chris une âme-sœur. Au point que ce dernier arrivait à communiquer avec elle par-delà la mort. Le moyen : la peinture.
Éloge de l’art capable de transcender la mort. Son paradis est en réalité constitué des tableaux que faisait sa femme, voilà pourquoi le film est si beau. Quand il la retrouvera en enfer, Annie vit dans la maison de ses tableaux, mais en ruine et en noir. Il lui manque les toiles les plus importantes, celles où il y avait l’amour. Chris va alors entamer une quête proche de celle d’Orphée descendant aux Enfers pour aller chercher Eurydice. Vincent Ward fait encore preuve d’un syncrétisme religieux en conviant dans un même univers christianisme et mythologie grecque, non seulement par la fusion opérée entre les deux, mais aussi par la présence de Cerbère. Il ira encore plus loin en mettant la réincarnation de l’âme dans les choix qui s’offrent aux âmes mortes.
Film fou, né d’un amour de la peinture, à laquelle Ward s’était d’abord voué (on comprend pourquoi), d’une apologie de l’art comme arme capable de transcender l’au-delà, il a fait de l’amour et de la foi les deux faces d’une même pièce capable de métamorphoser la mort. Le film, pari insensé, n’a pourtant pas marché : doté d’un budget de 85 millions de dollars, il n’en a rapporté que 87. Mais la qualité du goût du public est-elle encore à démontrer ?
Il est en tout cas une expérience folle à vivre, à ressentir, on pourrait presque humer les fleurs et entendre le ruissellement de l’eau. Il évoque la spiritualité, celle qu’on choisit, qu’importe le nom qu’on lui donne. Il nous confie les choses les plus importantes pour l’Humain : l’amour, la foi, la vie et la mort. Le reste, c’est ce que nous décidons d’enfer. Si ce film – point culminant d’une filmographie très courte – avait marché, on se prend à rêver de ce qu’aurait pu donner la suite de cette carrière si atypique. Dépositaire d’une œuvre tolérante et contemplative, au sens d’une image profonde de sens (et non pas juste belle, nuance que l’on confond parfois), où l’univers et la nature occupent une place qui aurait toujours dû rester la leur. Les univers de Ward sont à la fois synonymes de peur et de fascination, dans lesquels rien n’est édulcoré. La mort emporte une âme, la vie la remplace. Le réalisateur nous gratifie pourtant d’un optimisme sans faille, la vie et la mort ne sont pas cruelles, elles sont ce que vous voulez qu’elles soient. Que ce soit voir un signe dans une goutte de sang, un esprit dans la lumière, peu importe les explications rationnelles, l’important est ce que vous croyez. Il ne faut pas s’y tromper, si Vincent Ward a souvent fait appel à des enfants, c’est parce qu’ils sont encore connectés à cette spiritualité que nous avons perdue. Surtout des enfants métisses encore plus sensibles du fait de leur appartenance à deux mondes distincts.
Il réutilisera ces thématiques dans River Queen en 2005. Dans lequel il relate le combat des Maoris contre les colons, au travers de la quête d’une mère à la recherche de son enfant, fruit d’une union hybride entre une Occidentale et un Maori. Un des nombreux peuples exterminés par les Blancs car spirituellement supérieurs, et, malédiction pour eux, détenteurs de terres qui revenaient de droit divin aux chrétiens avides. L’enfant est éduqué dans un premier temps par les Blancs et ensuite élevé par les Maoris dans leurs traditions et dans la haine des colonisateurs. Film sur le déchirement entre deux cultures en apparence inconciliables, il présente la figure de l’enfant comme symbole de l’incapacité des civilisations à se comprendre. Toujours filmé dans un cadre naturel exceptionnel, River Queen est peut-être le film qui s’approche au plus près des relations que peut avoir un peuple avec son environnement et ses croyances.
Avec Vincent Ward, le cinéma devient alors une porte ouverte sur un autre monde à naître, que nous pouvons réinventer au grès de nos envies. Il se réapproprie cette place que l’art n’aurait jamais dû perdre au profit du divertissement : un moyen de guérison de l’âme, une thérapie artistique, thématique chère à Alejandro Jodorowsky. Je ne peux m’empêcher de rapprocher Au-delà de nos rêves de sa Montagne sacrée, tant par la proximité des titres que par leur contenu. Les deux invitent à aller plus loin que ce que l’humain connaît (si celui-ci l’accepte), de voir au-delà de la vie, de l’assouvissement de nos désirs matériels, pour parvenir à l’essentiel : vivre, aimer et ressentir.
Plus que jamais, à notre époque qui voit l’aboutissement du formatage intellectuel, du recul de la vraie spiritualité et de l’ouverture d’esprit, il est du devoir des artistes, du public et des cinéphiles de faire partager ces œuvres rares et intenses. Faute de quoi, nous serions passibles de non-assistance à population en danger.