Le cinéma d’animation ukrainien
GURVICH IRINA (Гурвич Ирина Борисовна), 1911-1995
J’évoque enfin la première réalisatrice de ce dossier, et pas des moindres. Dès les débuts de Kievnauchfilm, Irina s’impose comme l’une des cheffes de file avec Ippolit Lazarchuk. Elle restera une autorité dans son domaine jusqu’à sa mort. Réalisatrice prolifique (plus d’une trentaine de films) et douée, elle a fait preuve d’une grande finesse artistique. Elle excelle également dans les transitions. Nombre de ses courts-métrages sont des œuvres d’art. Cette réalisatrice s’inspire souvent du folklore et recourt à des techniques artisanales comme le papier découpé, les marionnettes ou le tissu. Ses films, bien que courts comme ceux de ses confrères et consœurs, font souvent preuve d’une grande profondeur humaine et thématique. Elle puise aux sources de sa culture, empruntant à l’art populaire et au folklore autant qu’à l’histoire de son pays. Plusieurs de ses films abordent la douloureuse question de la guerre.
–The legend about the ardent heart, 1967 (ЛЕГЕНДА О ПЛАМЕННОМ СЕРДЦЕ) – conte
Ce court-métrage de 14 minutes adapté d’une œuvre de Maxime Gorki est ambitieux. La technique en est fort complexe. L’ensemble repose sur un mélange de peinture sur verre, d’éléments en papiers découpés et d’animation traditionnelle. Le style est également remarquable. L’ambiance, le traitement de la forêt et des personnages évoquent l’obscurité de l’expressionnisme avec une pointe de gothique. Certains plans sont proches de la technique du lavis à l’encre de chine et du fusain, probablement le rendu obtenu par la peinture. L’histoire elle-même est tragique, ainsi le style sombre et tourmenté s’applique très bien au sujet. Le récit relate une ancienne bataille entre deux tribus. L’une d’elles, vaincue, n’a plus qu’à se réfugier au fin fond de la forêt. La défaite suivie de l’exil a brisé le peuple qui vit désormais dans la peur et l’inaction. Un jour, Danko, le héros au cœur ardent, s’évertue à briser cette apathie. Il réunit sa tribu afin de la conduire à travers les ténèbres de la forêt. Ses congénères, ne lui faisant plus confiance, décident de le tuer. Danko arrache alors son cœur ardent pour les guider, comme un phare dans l’ouragan. La peuplade sort de la forêt au prix de la vie de Danko. Un des rares films résolument sombres. Un propos sur le sacrifice et l’honneur. Le film démontre le sérieux d’une histoire profonde et l’art d’une réalisatrice.
–Mars XX, 1968 (МАРС XX) – satire
Bien que je ne l’aie pas vu, je le mentionne tout de même. Malgré mes recherches, il est resté introuvable. Peut-être aurez-vous plus de chance. C’est un film antimilitariste contre la guerre biologique. Vu le sujet et la période (Guerre du Viêt Nam), j’ai jugé intéressant de l’indiquer. Après The legend a bout the ardent heart, on peut constater que le contenu du film est toujours aussi sérieux.
–The young crane, 1970 (Журавлик) – conte ♥
Petit chef-d’œuvre d’une grande sensibilité. Tout y est parfait. La technique subtile de la peinture sur verre est utilisée dans un rendu proche des silhouettes. L’histoire raconte sous forme de conte les difficultés d’une jeune grue face à la migration et à la vie sauvage. La musique est également touchante et envoûtante. Ce film de 10 minutes est considéré comme un des meilleurs du cinéma d’animation ukrainien.
–How wives sold their husbands, 1972 (КАК ЖЕНЫ МУЖЕЙ ПРОДАВАЛИ) – conte/artistique-folk ♥
Bienvenue encore une fois dans le genre artistique-folk. C’est une immense réussite artisanale pour cette perle. L’histoire s’inspire d’une chanson folklorique ukrainienne dans laquelle les femmes viennent vendre leurs maris au marché. Le contenu, agréablement impertinent, est remarquablement mis en scène par la technique du papier découpé. L’animation se développe parfois sur plusieurs plans différents comme un rouleau qu’on déploierait. Le style est toujours traditionnel et respecte à merveille la culture originelle. Les vêtements sont crédibles et les différents objets respirent l’authenticité. Le pur style endémique d’une culture riche et forte en opposition avec la mondialisation envahissante d’aujourd’hui. Un mélange d’héritage traditionnel et populaire. Le récit se calque sur la chanson dont il est issu. En 1974, au IIe Festival du film d’animation de Zagreb, il a reçu le Prix spécial « Pour l’utilisation originale de la musique folklorique en combinaison avec la conception visuelle du film ». Il a obtenu en outre le Diplôme d’honneur pour la troisième place au IIIe Festival international du film d’animation de New York la même année.
–The salute, 1975 (САЛЮТ) – enfance/critique guerre
On abandonne un moment les techniques artistiques et l’univers des contes folkloriques pour une histoire plus proche de nous, mais ô combien touchante et édifiante sur la guerre. Je l’ai précisé plus haut, je n’ai vu que peu de films qui abordaient ce sujet. Celui-ci est simple et émouvant. Juste avant un feu d’artifice, un petit garçon demande à son père combien de temps il devra attendre le retour de son grand-père parti à la guerre. S’il peut lui écrire ou lui rendre visite… Le papa lui explique que l’ancien est mort pendant la Seconde Guerre mondiale d’une blessure au cœur encore jeune et qu’il ne pourra plus revenir. Le feu d’artifice commence alors. Le style proche de l’impressionnisme accompagne bien cette jolie histoire en lui offrant le contraste coloré nécessaire. Touchant.
–How husbands taught their wives, 1976, (КАК МУЖЬЯ ЖЕН ПРОУЧИЛИ) – conte/artistique-folk ♥
Bigre, encore une merveille… Que voulez-vous, quand ça respire l’identité et la culture populaire, c’est ainsi. Sinon, il s’agit d’une sorte de pendant au film How wives sold their husbands. Irina reprend la technique du papier découpé, mais cette fois avec des pièces de broderie. Les personnages et les décors sont brodés selon des motifs traditionnels ukrainiens. L’allure de l’ensemble est celle du papier découpé, mais où ce dernier est remplacé par des éléments de broderie. De plus, l’action mélange des épouses ukrainienne, russe et biélorusse comme pour souligner l’étroitesse des liens qui unissent ces trois cultures sœurs, un message dont ces pays auraient bien besoin aujourd’hui. En somme, technique artisanale + tradition populaire + folklore = chef-d’œuvre de film artistique-folk.
–The partisan snow-maiden, 1981 (ПАРТИЗАНСКАЯ СНЕГУРОЧКА) – conte/guerre ♥
Une campagne perdue dans les steppes enneigées de l’Ukraine pendant la Seconde Guerre mondiale, une jeune fille seule avec son grand-père… La violence de la guerre est là, la peur est suggérée. Le film n’est pas violent, mais la souffrance est bel et bien présente. Ce sont des parents qui disparaissent d’un tableau, c’est la terreur que font naître des camions sur la route, c’est la solitude d’une petite fille chargée de faire passer des messages à la résistance clandestine à travers les bois, la neige et les Allemands. Mais le plus beau est cette courte allusion à l’histoire de La Fille des neiges adaptée par Ivan Ivanov-Vano dans un film d’animation de 1952. Cette histoire folklorique d’une jeune enfant, fille de Grand-père Gel, Ded Moroz (Дзед Мароз), se retrouve ici en contre-point d’un récit réaliste. Grâce à la neige, aux animaux, à l’atmosphère, et qui sait, grâce à la Fille des neiges elle-même, la petite va vivre un moment de transcendance. Pendant quelques secondes, elle va s’envoler loin de la réalité dans la peau de la Fille des neiges. Une sensibilité à fleur de peau qui montre la puissance des contes et de la culture ancestrale. Mais même cette tradition archaïque ne peut l’emmener longtemps loin de la cruelle guerre. L’histoire est aisée à comprendre, il n’y a aucun dialogue. Le style du dessin animé est proche de celui d’Ivan Ivanov-Vano et des classiques du studio Soyuzmultfilm des années 1950.
–The muddle, 1982 (ПУТАНИЦА) – enfance/musical
Un film bien innocent pour décompresser après The salute et The partisan snow-maiden. L’histoire toute simple d’une chorale animale colorée pour un film musical sans pensée noire.
–The game, 1985, (ИГРА) – conte ♥
On revient à une technique plus traditionnelle avec de l’animation de tissu. C’est le principe de l’animation en papier découpé, mais avec des morceaux de tissu comme dans How husbands taught their wives, cette fois-ci sans l’aspect broderie. L’histoire relate le combat d’une aiguille à coudre qui cherche à créer en assemblant des bouts de tissu pour en faire des êtres vivants et d’un ciseau qui veut détruire. Les deux finiront par comprendre qu’ils doivent coopérer. Une histoire classique avec une mise en scène originale et une technique en stop motion. Le film a reçu un prix au Festival international du Film d’animation d’Annecy en 1987.
–Gavrosh, 1986 (ГАВРОШ) – drame/guerre
Comme son titre l’indique, il s’agit d’une adaptation d’un passage des Misérables de Victor Hugo, consacré au personnage de Gavroche. Un style de dessin animé sobre mélangé avec des tableaux plus réalistes afin de donner corps à ce drame historique. Très bien mise en scène, la fin est tragique et suggestive. Il est possible d’y voir un plaidoyer contre la guerre. Enfin, on a la surprise d’y entendre en ouverture et en fermeture une chanson d’Edith Piaf.
–A white arena, 1987, (БЕЛАЯ АРЕНА) – conte ♥
Encore un chef-d’œuvre de plus à mettre au crédit d’Irina Gurvich. Ce court-métrage en stop motion est extraordinaire. L’animation des poupées de papier en volume (pas comme celles de Michel Ocelot ou de Lotte Reiniger) est remarquable de finesse. Ces figurines fragiles s’ébattent dans l’arène d’un cirque, mais elles ne sont pas seulement là pour se donner en spectacle. Elles vivent aussi des drames derrière cette représentation, leur frêle consistance traduit leur vulnérabilité. La blancheur de leurs traits révèle le caractère presque immaculé de leurs sentiments. Une très belle histoire d’amour portée par une remarquable animation.
Table des matières
1.Préambule
2.Le début du voyage
3.Cherkassky David (Черкасский Давид Янович), 1932-2018
4.Dakhno Vladimir (Дахно Владимир Авксентиевич), 1932-2006
5.Goncharov Vladimir (Гончаров Владимир Максимович), 1940-2022
6.Gurvich Irina (Гурвич Ирина Борисовна), 1911-1995
7.Kirik Anatoliy (Анато́лій Пили́пович Ки́рик) 1938-?
8.Kostyleva Valentina (Костылева Валентина Андреевна), 1946-?
9.Orshansky Caesar (Оршанский Цезарь Абрамович) 1927-2016
10.Pavlenko Tadeush (Павленко Тадеуш Андреевич) 1934-2004
11.Pruzhansky Ephrem (Пружанский Ефрем Аврамович) 1930-1995
12.Sivokon Yevgeny (Сивоконь Евгений Яковлевич) 1937-?
13.Vassilenko Nina (Василенко Нина Константиновна) 1906-1999
14.Viken Alexander (Викен Александр Владимирович) 1947-?
15.Zarubin Leonid (Зарубин Леонид Семенович) 1926-2003
16.Conclusion
2 commentaires
Monique Renault
Merci de mettre en avant ces films ..
Mamaragan
Merci à vous pour votre lecture 🙂
J’en mettrais bien plus en avant si j’avais davantage de temps ! Ou si on voulait m’embaucher un jour pour le faire, sait-on jamais ^^
Il y a beaucoup de films d’animation d’Europe de l’Est que j’aimerais présenter ici <3