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Alexandre Rou : le conteur du cinéma soviétique

Le Père Frimas (1964), Морозко


Alléluia ! Alexandre Rou revient pour notre plus grand bonheur aux films de contes russes. C’est bien gentil les adaptations de Gogol ou les films aux décors enfantins sucrés lorgnant sur Le Pays des jouets, sur l’univers d’Alice, ou autres malaisances sucrées dans le pays d’Oz, mais enfin, cela ne vaut pas la magie des contes russes, et quelle magie ! Le Père Frimas (1964) est probablement le film le plus connu de Rou, tout est fait avec une attention charmante, tout est si premier degré, tout opère avec un charme si naïf ! On retrouve les personnages simples des contes, si attachants, si creux et beaux en même temps, on retrouve Baba Yaga et un personnage incontournable des contes russes : Morozko ou Père Frimas (le bonhomme Janvier) !



Le titre du film est autant Le Père Frimas que Morozko, qui est également le nom du personnage. De plus, le titre du conte dont s’inspire le film est Morozko le Gel… Alors, pour plus de clarté, je garderai Le Père Frimas comme titre du film, et Morozko le Gel pour le conte.

Avant tout, on ne s’y attend peut-être pas, mais il faut savoir que Le Père Frimas est un film multirécompensé : Grand Prix du Lion de Saint Marc en 1965, Lion d’Or au Festival du film pour l’enfance et la jeunesse de Venise en 1965, Prix du Festival de Rome en 1966, Médaille d’argent des films pour l’enfance du Festival de Téhéran en 1966…

Le moins que l’on puisse dire, c’est que le monde, à l’époque, fut sensible au charme inaltérable de ce film. Et comment ne pas lui donner raison !

Le Père Frimas est une adaptation du conte Morozko le Gel. Mais comme souvent, il mélange d’autres contes, comme ici Vassilissa la Belle au contenu assez proche. La présence de ce conte permet d’introduire à nouveau Baba Yaga qui n’est pas présente dans le conte Morozko le Gel. De plus, on rajoute aux personnages un bogatyr (pour l’histoire d’amour) et le Père Bolet pour parfaire la constellation des protagonistes emblématiques.



Dans les contes originaux, l’histoire d’amour n’est que prétexte, elle assure surtout la tradition importante du mariage dans la société médiévale comme garantie de l’ordre moral. Par contre, dans le conte Morozko le Gel, il n’y a absolument aucune histoire d’amour, le conte est même plutôt cruel. Nous y reviendrons après un résumé de l’histoire. Sachez juste que, et ce n’est pas pour nous déplaire, Rou se la joue Walt Disney (ou bien est-ce Walt Disney qui se la joue russe ?) en interprétant les contes à sa façon avec légèreté et histoire d’amour qui, même si parfois elle n’a pas sa place, n’en donne pas moins une belle envie de sourire devant ce bonheur béat.

Nastienka est la fille d’un vieil homme gentil mais faible de caractère (le personnage est joué par la très belle et très jeune danseuse de ballet : Natalia Sedykh). Sa première femme est morte et il s’est remarié avec une mégère qui traîne dans ses bottes une fille laideron, bonne à rien et encore moins à marier. Nastienka est la fille russe typique : surnaturellement belle, un visage ingénu au possible que parachèvent de superbes yeux. Elle est pure, humble, travailleuse, a la voix comme un lever de soleil sur une cascade, on se prend même à rigoler tellement sa voix est la personnalisation de la bonté. Ecoutez-la chanter vous verrez, c’est aussi cristallin que surréaliste, un véritable gazouilli. C’est la femme parfaite à marier.



Ne nous y trompons pas, aussi beau le film soit-il, il adapte des histoires où le but était très souvent de donner des exemples de vie et dont la conclusion était de marier la fille, ce que confirme la belle-mère quand elle cherche à marier la sienne : « Un trésor, ma fille que voici ! Le jour, la nuit, elle coud, elle tricote et pas de parlote. Allume le poêle tôt le matin, fait la ratatouille, cuit le pain. Et faut voir si son plancher est net, sa soupe à l’heure dans les assiettes. »



Voilà, désolé, mais c’est ce qu’est un conte, ni plus ni moins. Ce que ne semble pas comprendre certaines voix qui trouvent les films de contes russes sexistes… Mais tel était leur vocation, et puis, bon hein, dépoussiérez devant votre porte, si vous aimez les films d’animation made in Disney, vous êtes mal placés pour critiquer, tant c’est la même chose mais du point de vue russe. Encore que Rou parle du folklore de son pays. De quel folklore s’inspire Walt Disney ?

Pour en revenir à Nastienka, elle sert donc de bouc-émissaire à la belle-mère, visiblement jalouse de sa beauté au regard de son têtard de fille : Marfouchka, qui n’a rien pour elle et qu’elle cherche désespérément à caser. C’est pourquoi, elle tente un jour de se débarrasser de Nastienka en l’envoyant dans la forêt l’hiver pour que Morozko la gèle. Ce dernier, évidemment, sera séduit par la politesse et la bonté de cette fille qu’il épargnera (encore une preuve que les contes insistent sur l’éducation). Même si, cette dernière finira par toucher son bâton qui gèle instantanément toute créature. Endormie pour toujours, on pensera aux personnages de Blanche-Neige ou à La Belle au bois dormant. Il faut ici évoquer plus en profondeur les contes de Vassilissa la Belle et Morozko le Gel.

Le film partage beaucoup en commun avec ces deux histoires. Nastienka, comme les deux héroïnes de ces contes, souffre et est exploitée par sa belle-mère. Comme dans ces deux histoires, la gentille belle-maman cherchera à tuer la fille légitime. Mais les contes vont plus loin que n’ira le film. Dans Morozko le Gel, le bonhomme Janvier aide les gens comme Nastienka bons et généreux en les couvrant de bijoux. Dans le cas contraire, il fait office de bourreau en les glaçant pour l’éternité, il n’est pas un personnage totalement positif, mais plutôt un testeur qui récompense ou punit. Un reste de l’ancêtre païen de Morozko : Ded Moroz. Ce personnage (dont je parle ici) tenait plus du sorcier méchant et cruel que du gentil Morozko avant que le christianisme ne s’empare (une fois de plus) des croyances anciennes pour les transformer en quelque chose de plus acceptable pour lui. Ainsi, le personnage du conte, s’il récompense l’équivalent de Nastienka, tuera la méchante belle-sœur envieuse et méchante.

C’est peu ou prou la même chose dans Vassilissa la Belle, un équivalent russe de Cendrillon. La méchante belle-mère envoie à nouveau la pauvresse, cette fois Vassilissa, au cœur de la forêt, non chez Morozko mais chez Baba Yaga, afin de quérir du feu. La sorcière mènera la vie dure à Vassilissa, mais finira par la gratifier du feu qu’elle venait demander. Cependant, alors qu’elle rentre avec la précieuse flamme, celle-ci calcinera la méchante belle-mère et ses filles pour n’en laisser que des cendres. Admettons que ça a plus de gueule ! Dans le conte c’est la Baba Yaga toute puissante et testeuse, alors que dans le film de Rou, sa présence ne sera que purement celui d’une ogresse comique, mais toujours si attachante et toujours jouée par Gueorgui Milliar.

Le récit du film est en fait découpé en deux parties qui finissent par se rejoindre. Si la première concerne la belle Nastienka, la seconde présente le gentil Ivan, mélange entre prince charmant et bogatyr. Blond aux yeux bleus, un grand sourire idiot sur le visage, très fort, et voici le héros russe classique et immortalisé par la pellicule. Toutefois, et c’est surprenant, il est plus nuancé, car cette fois il a un défaut, oui, c’est une hérésie, le bogatyr a un défaut, et pas des moindres : il est arrogant et narcissique ! Il passe le plus clair de son temps à se mirer dans la glace et à se vanter, comme les humains. Or, il sera un jour puni par le Père Bolet pour ne pas avoir fait preuve de reconnaissance après avoir reçu un cadeau de ce dernier. La punition ne se fera pas attendre, il se transformera en une sorte d’ours-garou effrayant tout le monde sur son passage, une sorte de La Belle et la Bête. Il ne pourra recouvrer son vrai visage qu’en faisant des bonnes actions. Son chemin le mènera alors jusqu’à Nastienka venue chercher de l’eau à la rivière. Ce passage est d’ailleurs magnifique et montre que Rou savait faire de superbes plans. Il sublime la nature russe avec ses forêts de bouleaux, ses lacs, ses souches et sa belle princesse chantante, c’est la vision du conte incarné. Il lui donne corps, on s’y croirait, mieux, nous y sommes, c’est la Russie éternelle, celle que personnellement je veux voir dans un film de conte russe. Cerise sur le gâteau, merveilleux fruit redondant de tous les films de contes russes traditionnels, Nastienka chante dans la forêt, j’ai beau sourire tellement c’est attendu, je ne me lasse jamais de cet idéalisme forcené, de cette ingénuité remarquable. C’est juste la parfaite transposition visuelle de l’esprit d’un conte.



Certains trouvent souvent à redire là-dessus, trouvant cela trop formaté, trop codifié… Mais que-voulez-vous, c’est un conte au premier degré avec toute sa naïveté caractérisée, veuillez l’accepter. De même pour le jeu des acteurs, qui certes n’est jamais pénétrant, mais il est ce qu’on attend de personnages archétypaux. Personnages qui répondent à un rôle précis : être une vocation millénaire et un symbole. Le protagoniste n’a pas à être approfondi, il est un concept immuable. Le bogatyr sera toujours l’incarnation des valeurs de l’âme masculine russe comme la princesse sera celle de la femme russe : belle, vertueuse, courageuse, et oui, travailleuse.

Toujours est-il que la première rencontre entre Nastienka et Ivan verra la transformation du pauvre homme, terrorisant en même temps la jeune femme. C’est pourquoi, une fois redevenu lui-même, il ira la retrouver pour s’excuser. Il tombera sur Baba Yaga pendant son trajet, l’obligeant à l’aider. On relèvera le très beau travail artistique sur la maison de la sorcière et surtout sur son intérieur avec de superbes éclairages bleutés dignes d’un film d’horreur. Baba Yaga, contrariée d’avoir été dérangée pendant sa sieste, se mettra en tête de manger Ivan. Avec un peu d’astuce, il s’en sort et parvient à obliger Baba Yaga à lui dire comment retrouver Nastienka. Cette dernière se trouve dans la maison de Morozko.



Louons encore une fois, le superbe travail des décorateurs de Rou ! La maison en dentelle de Morozko n’a rien à envier aux fameuses maisons de dentelles russes tellement belles et fragiles et surtout d’une beauté à couper le souffle. Que dire de l’intérieur de la maison, un enchantement ! Mais, Ivan arrive peu de temps après que l’infortunée Nastienka ait touché le bâton de Morozko et se change ainsi en statue de glace. Il parviendra (un peu trop facilement) à la sauver. Morozko la couvrira comme le veut la tradition, de bijoux et la mariera à Ivan. Le couple revient dans la maison paternelle où la vieille constatera non seulement que sa belle-fille est revenue en vie, mais en plus recouverte de bijoux. Elle se mettra en tête d’y envoyer sa propre fille qui finira par revenir dans un traineau tiré par des porcs avec un coffre rempli de corbeaux… Une petite humiliation gentillette par rapport à ce qu’il lui serait arrivée dans le conte…



Le film n’est toutefois pas fini car Baba Yaga cherchera à se venger au moyen de sympathiques bandits qu’Ivan aura tôt fait d’envoyer valser…

Rou signe donc un superbe film de conte dans le plus pur style russe. Vous l’aurez compris, il ne faut pas attendre un film de conte psychologique, des personnages torturés, non le film est simple, non dépourvu de valeurs (loin de là), mais il est ce qu’il est : un film chargé de valeurs universelles, comme la gentillesse, l’amour, le respect… Un film de conte pas idiot, juste heureux, à voir comme un conte de Noël avec de grands yeux. Il suffit de se laisser aller et vous entendrez longtemps encore la voix de Nastienka, le rire et la bonhommie de Morozko, vous verrez la bonne figure d’Ivan, le facétieux Père Bolet, et évidemment les grimaces de l’attachante Baba Yaga.

Le travail artistique est remarquable de délicatesse et d’amour pour la culture de son pays. Je suis bien obligé de le dire, les décors en studio conviennent à merveille pour donner corps à l’univers des contes tel que l’on se l’imagine. Les effets spéciaux et le paganisme vont bien ensemble. Le fait que les décors existent est une valeur ajoutée indéniable, charme qu’avec les meilleurs arguments du monde le travail par ordinateur n’aura jamais, tant ici les décors dégoulinent d’amour et de passion. L’émerveillement est de mise comme devant les superbes décors du film Legend de Ridley Scott. Le Père Frimas est très certainement l’un des plus beaux films de contes russes et l’un des meilleurs au monde. La couleur lui confère encore plus cette aura sur laquelle le temps n’a décidemment pas de prise. Après tout, il est chargé d’un patrimoine millénaire, signe que la culture des contes ne vieillira jamais tant par son ancienneté que par les nombreuses valeurs qu’elle véhicule.

On pourrait dire tant d’autres choses sur le film… Par exemple, ce moment où les larmes de Nastienka font pousser des fleurs sur une vieille souche, renvoyant la jeune fille a une sorte de divinité du printemps et la plaçant au même rang d’autres princesses de Rou, pour qui la nature fleurissait à leur passage.

Tiens et puis au passage, un certain Steven Spielberg voit ce film comme le précurseur de nombreux chefs-d’œuvre hollywoodiens… À ben si c’est lui qui le dit… Le film est devenu un emblème en Tchécoslovaquie où il est programmé à la télé au Nouvel An. La République Tchèque produit également une glace qui s’appelle Morozko. Alexandre Khvylia, qui interprète le personnage de Morozko, est devenu si populaire à la suite du film qu’il incarnera le Père Noël officiel en Union soviétique au point de participer aux célébrations du Nouvel An au Kremlin en cette qualité.

En bonus, le très joli film d’animation du tchèque Jiri Trnka, qui nous livre sa version du Père Frimas dans un mignon court-métrage plus coquin et drôle : Les Deux Frimas (1954), Dva mrazíci sur youtube.


La fiche du film sur kinoglaz : https://www.kinoglaz.fr/index.php?page=fiche_film&lang=fr&num=471



Tables des matières

1.Introduction
2.Par le vœu du brochet (1938), По щучьему веленью
3.Vassilissa la Belle (1939), Василиса Прекрасная
4.Le Petit cheval bossu (1941), Конек – горбунок
5.Kachtcheï l’immortel (1944), Кащей Бессмертный
6.Une nuit de mai, ou une noyée (1952), Майская ночь, или утопленница
7.Le Mystère d’un lac de montagne (1954), Тайна горного озера
8.Un cadeau précieux (1956), Драгоценный подарок
9.Les Nouvelles aventures du Chat botté (1958), Новые похождения кота в сапогах
10.L’Habile Maria (1959), Марья-Искусница
11.Les Veillées dans un hameau près de Dikanka (1961), Вечера на хуторе близ Диканьки
12.Au Royaume des miroirs déformants (1963), Королевство кривых зеркал
13.Le Père Frimas (1964), Морозко
14.Feu, eau et… tuyaux de cuivre (1968), Огонь, вода и… медные трубы
15.Barbara la fée aux cheveux de soie (1969), Варвара-краса, длинная коса
16.Les Cornes d’or (1972), Золотые рога
17.Conclusion

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