Alexandre Rou : le conteur du cinéma soviétique
Au Royaume des miroirs déformants (1963), Королевство кривых зеркал
Avec Au Royaume des miroirs déformants (1963), Alexandre Rou renoue avec l’ambiance des Nouvelles aventures du Chat botté. En effet, nous ne sommes plus, une nouvelle fois dans les contes traditionnels, mais dans une sorte de conte malaisant pour enfants pas si naïf que ça et très riche de sous-entendus. Grâce à un contenu politique riche, les interprétations sont multiples et il devient plaisant à analyser. Certains y voient une parodie du système capitaliste, là où je trouve que l’on peut y voir également une satire de l’Union soviétique…
On sait que Rou s’adresse aux enfants, n’en demeure pas moins que si certains films sont ouvertement enfantins et vides comme Maria l’Habile, d’autres, comme celui qui nous intéresse ici, sont plus ambigus.
L’histoire, qui peut rappeler De l’autre côté du miroir de Lewis Caroll, met en scène une fillette de 9 ans particulièrement désagréable derrière sa jolie frimousse manipulatrice aux yeux bleus : Olia. La gamine n’écoute jamais ce que lui dit sa grand-mère, est pernicieuse, gourmande, bref en un mot une peste, une Alice soviétique. Alors oui, j’admets avoir du mal avec les personnages d’enfants que je trouve vite malaisants ou crispants. Quand il s’agit d’enfants sacrifiés ou souffrants dans un contexte de guerre, je trouve cela dramatique comme dans le film d’animation japonais Le Tombeau des lucioles, mais quand il s’agit d’enfants geignards, j’ai plus envie qu’ils soient éliminés qu’autre chose. Je trouve que leur présence alourdit vite une histoire, surtout quand ils se mettent à jouer aux enfants innocents bien conscients de leurs méfaits, les malsaines créatures. À ce titre, n’hésitez pas à regarder l’excellent film de Mervyn LeRoy : La Mauvaise Graine (1956) qui joue subtilement sur ce type de personnage d’enfant angélique particulièrement cruel, et quelle fin !!!
Pour en revenir à l’histoire, Olia, qui est rentrée en courant dans son immeuble à la suite de quelques frayeurs, a perdu la clef de la porte. C’est la pauvre grand-mère qui doit descendre en bas afin de la chercher. Cette histoire de clef, loin d’être anodine, aura des répercussions dans la suite de l’histoire. Le péché de la gourmandise qui cristallise les défauts de la morveuse également. Alors qu’elle n’a pas le droit de toucher à la confiture, elle profite de l’absence de la vieille pour s’empiffrer. Que voulez-vous faire d’une gamine qui chante ce genre couplet : « Tout le monde m’aime parce que je suis drôle, gaie et gentille » … Point de mauvaise foi de ma part, cet avis ultra narcissique que la fillette a sur elle-même et qui frise l’arrogance va se retourner littéralement contre elle. En effet, les gens ne se trompent jamais autant que lorsqu’ils pensent tout savoir d’eux-mêmes. Telle est la vocation des contes, enseigner la sagesse.
Suite à cette chanson péremptoire et à sa désobéissance, le miroir se met à vivre et s’ouvre sur un autre monde. Elle s’y engouffre (elle doute de rien) avec son chat. Pour l’anecdote, l’ami félin est le même utilisé dans le film Les Nouvelles aventures du Chat botté.
Dans ce nouveau monde, tout apparait en inversé : les noms des personnages, leur âge, leur apparence… Tout est plus complaisant. Les vieux apparaissent en plus jeunes… À l’inverse, Olia et Aïlo, son reflet, apparaissent en petites vieilles, comme une punition bienvenue. Évidemment, l’influence de Lewis Caroll est ici immense. Ce monde-ci est en fait un décalque du nôtre. En effet, comme dans Les Nouvelles aventures du Chat botté, des personnes du réel deviennent des personnages dans le nouveau monde. Ainsi, le perroquet de Olia dans son monde, qui menace de la dénoncer, devient carrément le roi Teuqorrep 77 (perroquet à l’envers) et 77 pour des raisons particulières.
Ce roi, joué par Anatoli Koubatski (désormais habitué des films de Rou), est niais, stupide et peureux, à l’image des autres monarques des films de Rou. Il est caractérisé physiquement, sa coiffure évoquant le perroquet. Tous les personnages sont d’ailleurs bien marqués et renvoient tous à un animal. Qui dit roi peureux, dit facile à manipuler. Or, nous sommes en pleine intrigue de cour. Le Très grand ministre Noffrig (griffon), sa fille Enialiv (vilaine) qui renvoie au serpent, le Grand ministre Duaparc (crapaud) intriguent tous contre le roi dans un jeu d’alliances et de tromperies. Si la satire politique bat son plein, intéressons-nous à l’univers proprement dit.
Dans ce beau et paisible monde, les enfants travaillent et sont fouettés (film pour enfant ?) s’ils désobéissent, voire enfermés dans le donjon de la mort et condamnés à avoir la tête tranchée. Les domestiques se font battre. La cour elle-même est un ramassis de demeurés. Le roi, qui cherche à résoudre un problème mathématique pas du tout complexe, demande la solution à ses courtisans qui ne sachant pas compter au-delà de trois ne peuvent lui répondre. Voyez le niveau… C’est Olia qui lui donne la réponse, enfant de 9 ans plus éveillée que tous les adultes réunis. Le roi la nomme aussi tôt « arithméticien savant ». Elle va devoir l’aider dans son grand dessein, celui que caresse tous les hommes politiques : laisser une trace dans l’histoire, aussi stupide soit-elle. Il veut compter tous les miroirs du royaume et devenir le premier à l’avoir fait.
On le voit, la satire est bigrement violente. Il s’agit au passage de ma vision des hommes politiques. Apeurés par la mort proche, d’autant plus proche qu’ils sont vieux, ils veulent laisser une trace dans l’histoire à n’importe quel prix pour qu’on se souvienne d’eux. Je les rassure, personnellement je les oublierai. Le pouvoir est, d’une certaine façon, un palliatif à la mort.
Nous voici donc dans un monde peuplé de crétins, un monde complaisant dans lequel la réalité est falsifiée, rempli d’intrigues politiques avec une mise en scène qui camouffle l’odeur pestilentielle de la réalité… Je ne sais pas, mais moi ça m’évoque l’URSS, cette dictature du paraître.
Mais allons plus loin. Sous l’influence bénéfique de Olia et de son reflet, le roi consent à surseoir à la décapitation du jeune miroitier Ima, dont le crime est de vouloir arrêter de créer des miroirs déformants. Un peu comme un publicitaire ou un homme politique qui sous une pulsion délirante d’honnêteté se suiciderait. L’apprenant, le Très grand ministre Noffrig a tôt fait de remettre le roi fantoche à sa place lui rappelant qu’il gouverne au nom des riches et pour les riches. Il lui rappelle comment ses ancêtres sont montés sur le trône en se liquidant les uns les autres, le père tuant le grand-père qui se fait à son tour empoisonner par sa tante… Une joyeuse tuerie médiévale évoquant évidemment les faides, ce fameux système de vengeance entre deux familles au Moyen-Âge. On peut même y voir une allusion non dissimulée à Ivan Le Terrible qui, ayant eu peur d’être manipulé, préféra ne faire confiance qu’à un cercle restreint en basculant de plus en plus dans la paranoïa. Oui, aussi étonnant que cela puisse paraître, Rou croise encore la route d’Eisenstein. Le plus beau dans tout cela reste l’explication du 77 dans le nom du roi. Noffrig, qui a de faux airs de Kachtcheï, rappelle sur un ton enfantin et malsain au roi : « Votre papa a fait trancher le col à votre pépé et ceci pour rester sur le trône 77 jours. 77 jours en tout et pour tout. Or, sauf erreur, vous êtes le 77ème ? Quelle coïncidence. » Glaçant ! Entendant ainsi vanter sa généalogie, le roi se remet diligemment au service de Noffrig. C’est beau quand même, de voir ainsi Noffrig évoquer très calmement les assassinats royaux, tout en ponctuant ses phrases par le claquement d’un boulier juste à côté de lui qui sonne comme le bruit fatidique du couperet. Infâme calculateur et personnage le plus intéressant du film, Noffrig est nettement au-dessus des autres. Rarement, la mise en scène de Rou se sera faite aussi malaisante et aura pris autant de plaisir à caractériser ses méchants.
Car au-delà de l’univers et de l’intrigue, la direction artistique n’est pas en reste d’éléments inquiétants (notons d’ailleurs les nombreux et forts jolis matte painting). Jusqu’au palais lui-même sous la forme d’une énorme araignée, dont les vitres évoquent les toiles de l’animal. Les constructions sont toutes plus perturbantes les unes que les autres. La maison de Duaparc par exemple, dont l’aspect extérieur évoque l’affreux animal. Ou encore le donjon de la mort, sec et inhospitalier, dont les abords sont jonchés de squelettes. Les personnages ne sont pas en reste. En plus de Noffrig, caractérisé par son calme et son humour noir, sa fille, Enialiv, n’est pas loin derrière. En effet, avec ses allures de sorcière sexualisée elle se pose là. Sa robe, très moulante, évoque la garce manipulatrice, la femme fatale. Le sexe sert souvent à caractériser les méchants (souvent des femmes) et puis diable ! Nous sommes dans un film de conte, qui plus est dans un cinéma soviétique assez chaste à ce niveau-là, alors c’est d’autant plus surprenant. Alors oui, elle n’est pas à poil, mais sa tenue est suffisamment dénudée pour y penser. D’autant que cette tenue renvoie à la peau de serpent, animal totem de la fille. Quant à Duaparc, le Grand ministre, s’il ne brille pas par son intelligence, il ne le cède en rien à la soif de pouvoir de son collègue Noffrig.
Car, c’est bien cela qu’ils veulent tous les trois, prendre la place du roi stupide. Du coup, Duaparc propose une alliance à Vilaine contre son propre père. Cela donne peut-être la scène la plus savoureuse du film : au moment de sceller leur alliance par un verre, ces trois intrigants vont s’ingénier à verser du poison dans le verre de l’autre, ce qui donne trois verres empoisonnés. Chacun pensant tromper l’autre. Scène qui évoque à mes yeux la scène d’empoisonnement du film Princces Bride (1987).
Ce genre d’intrigue de palais me fait penser plutôt à l’URSS qu’aux États-Unis. Le critique russe Anton Dolin voit dans ce film une parodie du capitalisme. Sans alléguer qu’il a tort, on peut y voir bien autre chose. Cette concurrence entre les puissants fait un curieux écho aux querelles de pouvoir que provoquaient chaque mort d’un chef soviétique. Ainsi, la mort de Staline a été la porte ouverte à des jeux d’influence et quelques morts. Le mâle alpha est mort, alors tous les autres se disputent comme des chiffonniers. Autre chose, cette manipulation d’un chef fantoche annonce, plus de dix ans avant, l’état mental d’un autre souverain soviétique : Léonid Brejnev. Ce dernier, dans la seconde partie de son pouvoir sera effacé au profit de la nomenklatura. À cause de la vieillesse et de la maladie, il sera, en réalité, incapable d’exercer le pouvoir, devenant un pantin bien pratique. « En 1976, il aurait été en état de mort clinique et de sénilité » (source Wikipédia), mais il est quand même resté au pouvoir jusqu’en 1982, au profit de qui, hein ?
Sachant cela, je trouve Au Royaume des miroirs déformants particulièrement clairvoyant et m’autorise à y voir une satire du pouvoir soviétique (et de la politique en général) ce qui, du reste, n’est peut-être pas la première fois pour Rou comme je l’ai évoqué pour ses précédents films. Rajoutons à cela le fait que le monde des miroirs renvoie une réalité agréable mais fausse, et l’on est pas si loin de la tendance soviétique à dire que tout va bien dans le meilleur des mondes…
Pour en revenir au scénario lui-même, Olia et son double vont tout faire pour libérer le malheureux fabriquant de miroir, mais il faut pour cela trouver la clef du donjon, encore la clef. Le cas échéant, les soldats particulièrement dociles et stupides (des militaires que voulez-vous) ne vous laisseront pas passer. Je passe sur comment Olia et Aïlo vont s’y prendre, le principal est qu’elles vont réussir, brisant ainsi le monde du miroir. Les personnages redeviennent ainsi des animaux, Olia devient obéissante (tout ça pour ça) à tel point que sa grand-mère en est très étonnée.
Au final, un film parabole très riche dans son analyse des jeux de pouvoirs, sur l’enfance… Ou comment le conte permet de déployer une critique féroce de la société et d’enseigner aux enfants comment se corriger. Rarement la mise en scène de Rou aura été si malsaine et sans fard. Je n’ai pas évoqué la cachette dans un seau de faisans morts, la Reine veuve juste malsaine gratuitement pour le plaisir de faire peur aux enfants (ah les doux cris de la détresse infantile, vas-y, crie…). Comme si, finalement, à force de mentir et de mettre en scène une réalité, les adultes en avaient oublié leurs idéaux à force de formatage, et que les enfants seuls, avec leur innocence et leur gentillesse non encore perverties, étaient réellement les sauveurs d’un pays qui dès le début avait un pied dans le goulag et un autre dans l’irréel. En ce cas, quoi de mieux que le conte, cet irréel, pour enseigner et briser sans en avoir l’air la toile d’araignée faisant office de voile qui recouvrait l’URSS ? Tout simplement, le film dénonce également les méfaits des médias et la manipulation à grande échelle des enfants, le miroir rappelant furieusement la télévision. Et ce ne sont pas les programmes d’aujourd’hui qui donneront tort au film et à son réalisateur…
La fiche kinoglaz du film : https://www.kinoglaz.fr/index.php?page=fiche_film&lang=fr&num=365
Tables des matières
1.Introduction
2.Par le vœu du brochet (1938), По щучьему веленью
3.Vassilissa la Belle (1939), Василиса Прекрасная
4.Le Petit cheval bossu (1941), Конек – горбунок
5.Kachtcheï l’immortel (1944), Кащей Бессмертный
6.Une nuit de mai, ou une noyée (1952), Майская ночь, или утопленница
7.Le Mystère d’un lac de montagne (1954), Тайна горного озера
8.Un cadeau précieux (1956), Драгоценный подарок
9.Les Nouvelles aventures du Chat botté (1958), Новые похождения кота в сапогах
10.L’Habile Maria (1959), Марья-Искусница
11.Les Veillées dans un hameau près de Dikanka (1961), Вечера на хуторе близ Диканьки
12.Au Royaume des miroirs déformants (1963), Королевство кривых зеркал
13.Le Père Frimas (1964), Морозко
14.Feu, eau et… tuyaux de cuivre (1968), Огонь, вода и… медные трубы
15.Barbara la fée aux cheveux de soie (1969), Варвара-краса, длинная коса
16.Les Cornes d’or (1972), Золотые рога
17.Conclusion