Alexandre Rou : le conteur du cinéma soviétique
Les Veillées dans un hameau près de Dikanka (1961), Вечера на хуторе близ Диканьки
Avec Les Veillées dans un hameau près de Dikanka (1961), on aborde, ce qui est à mes yeux, l’un des meilleurs films d’Alexandre Rou. Il est en effet plus réjouissant que les deux précédents. Tour à tour drôle, léger, émouvant, il est mieux construit.
Cette fois-ci, nous délaissons les contes classiques pour une histoire au fantastique léger et poétique. Ce film est une adaptation de la nouvelle La Nuit de la Saint-Jean de Gogol issue du recueil Les soirées du hameau près de Dikanka. Ces nouvelles s’inspiraient de la vie des paysans ukrainiens ainsi que de leur folklore. Il est à noter que le film Une nuit de mai, ou une noyée adaptait déjà une histoire de ce recueil.
L’histoire propose de suivre l’histoire d’amour entre un forgeron, Vakoula, et Oksana, la fille d’un potentat local : Tchoub. Vakoula est présenté comme un homme fort et bon, plus ou moins comme les héros de conte, reconnaissables entre mille pour le sourire idiot qui couronne leur visage. Vakoula est doué comme forgeron, doué comme peintre, mais un peu timide et surtout, il est repoussé par Oksana, un brin capricieuse. Pour preuve, elle lui demande de lui ramener les souliers de la tsarine, auquel cas elle l’épousera… Un défi bien difficile à réaliser pour un simple villageois loin de tout au milieu d’un hiver particulièrement dur. Vakoula, le cœur brisé, ne songe qu’à partir.
Déjà, l’histoire d’amour est plus émouvante que les premiers films de contes de Rou dans lesquels les héros sauvent des princesses. Dans ces pellicules, les personnages étaient creux et parfaitement codifiés. L’histoire d’amour est donc plus prétexte à vendre finalement le mariage comme ciment de la société qu’autre chose. Entendons-nous bien, l’univers est joli, les personnages attachants, mais il y a peu de profondeur émotionnelle.
Sans dire que l’histoire présente est du calibre d’un Shakespeare, l’émotion est néanmoins plus palpable. Vakoula est réellement meurtri et Oksana se repend vers la fin, signe d’une certaine profondeur d’esprit et d’une prise de conscience que les personnages usuels des contes n’ont pas. Cette épaisseur est certainement due à l’écriture sensible et subtile de Gogol. Mais ne nous y trompons pas, le véritable intérêt du film, c’est le village lui-même et ses habitants.
C’est tout un monde qui prend vie en arrière-plan. Le folklore, les habitudes, le statut social, même un peu de grivoiserie. J’irais même jusqu’à dire que derrière sa belle histoire d’amour et son humour, le film développe mine de rien beaucoup la question du sexe. Prenons par exemple la mère de Vakoula : Solokha. Réputée pour sa beauté auprès des Cosaques plus âgés, elle est le centre de toutes les attentions des hommes mûrs. Ce qui sous-entend que Solokha elle-même a un certain âge, elle est pourtant aussi belle qu’Oksana, qu’est-ce à dire ? Sorcellerie ? Fichtre oui !
Bon, si vous voulez une preuve, c’est pas compliqué. Solokha occupe ses nuits à faire de la cueillette d’étoiles dans le ciel nocturne sur son balai. De surcroit, les hommes tournent autour d’elle comme des mouches autour d’un pot de miel, ou pour le dire autrement, ils sont ensorcelés par sa beauté. D’une certaine façon, il est question d’adultère. Qui dit sorcière, dit diable… Mais ici, c’est un gentil et facétieux diablotin. Le folklore s’élargit.
Le diable en veut personnellement à Vakoula pour une petite histoire de peinture. En effet, le forgeron a commis le crime de peindre une représentation peu flatteuse du diablotin dans laquelle il était maltraité. Cette peinture nous est racontée par une belle séquence animée comique. Depuis ce jour, le diable en veut à Vakoula et s’est juré de se venger. Pas de panique, nous sommes dans l’univers de Rou, non seulement il n’y arrivera pas, mais en plus, tout le monde est gentil. Le diable (vous ai-je dit qu’il était encore une fois joué par Milliar ?), connait l’amour de Vakoula pour Oksana, mais il sait également que Tchoub n’apprécie pas Vakoula. Il va falloir suivre un peu, car c’est digne des Feux de l’Amour. Pendant cette nuit particulière, Tchoub, comme d’autres habitants du village, doit se rendre à une soirée. Or, si Tchoub sort, laissant sa fille sans surveillance, Vakoula peut aller la voir. Donc, le diable a l’idée de s’emparer de la Lune afin que le village de Dikanka soit plongé dans le noir, de telle sorte que Tchoub devra renoncer à sa soirée et rester à la maison. Mais Tchoub est têtu et un peu soûl. Le diable farceur provoque alors une tempête de neige qui désorientera complètement le pauvre Tchoub qui, sans comprendre, arrivera en fait devant chez lui. Mais, lorsqu’il frappera à la porte, qui lui ouvrira ? Vakoula, qui a profité de la sortie du père pour s’introduire auprès de sa belle. Comme Tchoub est un peu éméché il en conclue qu’il est chez quelqu’un d’autre, mais ni chez lui, ni chez Vakoula.
Or, une idée germe dans son esprit embrumé : si Vakoula est de sortie, sa mère, la pulpeuse Solokha est seule ? Ma foi, pourquoi ne pas lui rendre une petite visite… Ni une ni deux, il déboule chez la sorcière. Cette dernière, déjà en charmante compagnie, est en train de boire une gnôle avec son pote le diable. Elle panique et le cache dans un énorme sac à charbon. Tchoub peut alors rentrer sans se douter de rien. Mais, Solokha est courtisée par tous les hommes du village, qui, lassés par leurs femmes vieillissantes, ont bien envie d’aller faire des coquineries avec la magicienne du coin, (heureusement pour eux que ce n’est pas Yennefer, magicienne compagne de Geralt de Riv dans la saga littéraire Le Sorceleur). Tchoub va ainsi être le premier d’une longue série. Le maire, le diacre puis d’autres encore se retrouveront tous chez Solokah avant de finir ficelés dans des vieux sacs.
Vakoula, qui rentre alors chez lui, amèrement déçu par Oksana, entreprend de vider la maison de tous ces sacs qu’il juge salissants. Commence alors une série de quiproquos sur les sacs. Certains d’entre eux se retrouveront à sautiller en plein milieu du village devant les yeux ahuris des habitants se demandant quel sortilège est-ce là… Bien sûr, Vakoula va finir par rencontrer le diable qui lui proposera un pacte en échange des souliers de la tsarine. Ce dernier, désespéré accepte.
Ils se rendent à Saint-Pétersbourg où la tsarine ne fera aucune manière et acceptera de donner ses souliers. L’occasion de voir de jolis décors de palais et des têtes couronnées, pour une fois plutôt traitées avec sobriété. C’est là une différence avec les autres films de contes qui n’hésitent jamais à aller dans le comique ou la satire. Ici, cela reste romantique.
Vakoula ramène les souliers, tout est bien qui finit bien.
Rou a donc délaissé pour une fois ses chers contes, mais soyons honnêtes, on retrouve la même ambiance, le même soin aux décors, les mêmes acteurs qui se démènent comme de beaux diables pour rendre leurs personnages attachants. Bien que le traitement soit quasi celui des films de contes, l’histoire de Gogol se situe davantage dans un réalisme fantastique.
Premièrement : le contexte. Celui-ci n’est pas dans une Russie fantasmée médiévale avec des héros, mais bien l’Ukraine du XVIIIeme ou XIXeme siècle. Il s’agit d’un cadre réaliste, certes embellit pour raconter une histoire invraisemblable mais quand même.
Deuxièmement : la religion. Ici le paganisme rejoint le christianisme. Il ne s’agit plus seulement de Baba Yaga, de Kachtcheï, du dragon ou du Seigneur des eaux, mais d’un croisement entre une croyance archaïque : les sorcières, les fantômes, et le mal tel que le conçoit le christianisme : Satan. On retrouve d’ailleurs des références à Jésus, que ce soit par des icônes, le diacre ou même la nuit de la Saint-Jean.
La nuit de la Saint-Jean est particulièrement intéressante. D’abord, croyance païenne car elle correspond au solstice d’été, la nuit du jour le plus court de l’année : le 21 décembre. Date à laquelle les jours vont à nouveau rallonger. Donc victoire de la vie sur la mort, du jour sur la nuit. Mais le christianisme voulut s’approprier cette fête, qu’il jugeait dangereuse pour sa souveraineté. Le christianisme a remplacé progressivement le paganisme en absorbant les croyances populaires et anciennes en les retravaillant, comme il l’a fait pour Ded Moroz/Morozko (le bonhomme Janvier). Pour plus de détails voir mon dossier cinéma d’animation soviétique. La nuit de la Saint-Jean est donc une preuve du passage du temps, d’une époque à une autre, puisqu’en elle se côtoient paganisme et christianisme. C’est un évènement qui est culturellement parlant, riche et passionnant.
Or, l’histoire de Gogol et donc le film, rendent bien cette ambiguïté. En effet, la sorcière peut renvoyer à Baba Yaga, Vakoula aux bogatyrs. La simplification des personnages, dans laquelle les hommes peuvent être vus comme des alcoolos lubriques et les femmes comme de vraies commères, renvoie, elle, aux contes. La superstition des autochtones dans les anciennes traditions aidant (rappelons que nous sommes en hiver), le diable se trouve finalement entre les deux cultures. À la fois référence à Satan, mais en même temps aux petits diablotins ou farfadets qui dans certaines cultures étaient de gentils plaisantins. Et surtout, ce syncrétisme spirituel éprouve son apogée dans une chanson du film dont les paroles semblent autant célébrer la saison que la naissance de l’enfant divin…
On le voit, sous des abords légers et coquins, l’histoire de Gogol se situe à la charnière de plusieurs croyances, plusieurs mondes. Et avec raison, quand on sait que les contes et les légendes étaient, avant l’arrivée du christianisme, les dépositaires de la sagesse humaine.
Le monde des contes russes, mis en scène par Rou, rencontre finalement un monde plus moderne avec toute la magie de l’écriture de Gogol.
Le film est en quelque sorte parfait. Plus équilibré que les films antérieurs de Rou, il a le caractère doux, drôle et moral des contes, mais il a aussi la peur chrétienne de Satan, le tabou sur un sujet bien réel mais que la religion aimait à entourer de mystères : le sexe. Même si Satan est ici un personnage polisson très attachant et que le sexe est traité avec humour, soyons honnêtes, c’est une célébration de l’adultère et de la fascination de l’homme pour la sorcière, cette femme à la fois sauvage, attirante et cruelle que les hommes fantasment au fond de leur psyché sans se l’avouer.
Attendez, tout le village veut faire grimper la préparatrice de potions aux rideaux, diacre y compris…
Une sorte d’ovni donc. À première vue innocent, il fait partie de ces films qui peuvent faire passer par l’humour et par leur légèreté bien plus de choses qu’il n’y paraît. De la même façon qu’Une nuit de mai, ou une noyée s’éloignait des contes par un ton plus mystique et une certaine tristesse à propos du lac aux suicidées, Les Veillées dans un hameau près de Dikanka offre, pour celui qui aime creuser, bien plus d’interprétations possibles. Si les deux films partagent un comique fait de quiproquos, ils partagent aussi une profondeur que l’on ne voit pas dans tous les fims de Rou.
Une profondeur, une belle réalisation, une courte durée (66 minutes), de bonnes idées comme la séquence animée ou le générique d’introduction comique des personnages sous forme de dessins avec un court descriptif, les pensées de Vakoula sous forme de murmure intérieur qui a le grand intérêt de renforcer l’empathie envers le personnage, il est presque à regretter que Rou n’ait pas davantage adapté Gogol…
Je vous signale également l’existence d’un film muet sur cette histoire, réalisé par Ladislas Sarewitch en 1913, ainsi qu’un film d’animation ukrainien que vous pourrez retrouver sur mon site.
Le lien vers la fiche kinoglaz du film : https://www.kinoglaz.fr/index.php?page=fiche_film&lang=fr&num=1235
Tables des matières
1.Introduction
2.Par le vœu du brochet (1938), По щучьему веленью
3.Vassilissa la Belle (1939), Василиса Прекрасная
4.Le Petit cheval bossu (1941), Конек – горбунок
5.Kachtcheï l’immortel (1944), Кащей Бессмертный
6.Une nuit de mai, ou une noyée (1952), Майская ночь, или утопленница
7.Le Mystère d’un lac de montagne (1954), Тайна горного озера
8.Un cadeau précieux (1956), Драгоценный подарок
9.Les Nouvelles aventures du Chat botté (1958), Новые похождения кота в сапогах
10.L’Habile Maria (1959), Марья-Искусница
11.Les Veillées dans un hameau près de Dikanka (1961), Вечера на хуторе близ Диканьки
12.Au Royaume des miroirs déformants (1963), Королевство кривых зеркал
13.Le Père Frimas (1964), Морозко
14.Feu, eau et… tuyaux de cuivre (1968), Огонь, вода и… медные трубы
15.Barbara la fée aux cheveux de soie (1969), Варвара-краса, длинная коса
16.Les Cornes d’or (1972), Золотые рога
17.Conclusion