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Alexandre Rou : le conteur du cinéma soviétique

Le Petit cheval bossu (1941), Конек – горбунок

Pour son troisième film, Le Petit cheval bossu, réalisé en 1941, Alexandre Rou adapte une fois de plus un conte. Mais cette fois-ci le long-métrage n’en transpose qu’un seul à l’écran et dure 75 minutes.

Le film s’ouvre comme Vassilissa la Belle sur un conteur scandant son histoire au son d’une musique. Mais le vrai début du film coïncide avec une scène typique qu’affectionne les réalisateurs de contes soviétiques. Nous sommes dans un petit village bucolique. Un père de trois enfants demande à ces derniers d’aller passer la nuit dans les champs. Ils ont remarqué que leurs parcelles de blés avaient été piétinées plusieurs nuits de suite. Il faut donc monter la garde. Cependant, les deux frères aînés d’Ivan le Simplet trouvent plus intéressant d’aller dormir pendant qu’il monte la garde. Ce dernier est présenté dans le conte comme un simplet, un doux idiot qui aime à battre la campagne et profiter pleinement de la liberté. Il est comparé à ses frères plus intelligents, qui ne seront pourtant pas les héros du conte…

La scène qui suit est magnifique pour peu qu’on soit sensible aux décors en studio et à leur éclairage irréaliste. La première apparition d’Ivan coïncide avec une douce chanson. Ivan, couché dans les blés, chante une ode à la liberté. La nuit est tombée, le champ est éclairé par une douce lumière lunaire, dans une teinte orangée presque solaire ! Comme si le soleil nimbait la nuit de sa lumière dorée. C’est beau ! La lumière est trop belle pour être vraie, mais tellement suggestive ! Tout est féérique, le vent dans les blés, la lumière et la couleur enchanteresses. La nature est une nouvelle fois mystérieuse et envoûtante, idyllique. Tout à coup, un cheval magique descend du ciel ! Ivan parvient à le chevaucher et à le capturer. Celui-ci propose au jeune homme de lui confier des chevaux en échange de sa liberté. Ivan accepte. Dans le conte, c’est en réalité le cheval qui accouche de trois poulains, ici, ils apparaissent comme par magie. Il aura deux étalons superbes, et un petit cheval bossu de bon conseil et véritable ami.



Au matin, les deux paresseux de frères se réveillent. Il suffit qu’ils tombent nez à nez avec les étalons pour décider d’aller les vendre sur le marché. Le pauvre Ivan, à la vue de son box vide se met à pleurer avant de découvrir que les coupables sont ses frangins. Ni une ni deux, il se lance à leur poursuite. Arrivé à la ville, il propose de troquer ses chevaux (sauf le petit) contre de l’argent. Marché accepté par le tsar qui nomme le jeune Ivan, chef de ses palefreniers à la place de l’ancien, Chihir, qui était également son conseiller. Ce dernier est joué par le toujours très sympathique acteur Gueorgui Milliar. Évidemment, il va chercher à se venger, devenant plus ou moins le méchant du film. Quant au tsar Afron, il sera, comme de coutume, caricaturé.



De même que dans ses précédents films, Rou moque une fois de plus les puissants. Ici, ce sont le tsar et son conseiller. Le monarque, passe d’une seconde à l’autre d’enfant sympathique à la pire des ordures, vous menaçant du fouet ou du supplice du pal. Nous pouvons voir un écho à la réalité. Sous Staline, il était possible d’être promu rapidement pour dès le lendemain disparaître sans laisser de traces. C’est plus ou moins ce qui va arriver à Ivan.

Chihir intrigue contre lui et remarque que ce dernier possède une plume de phénix, qu’il trouva dans la crinière du cheval magique (dans le conte, c’était dans la forêt). Le méchant s’en va vite le dénoncer au tsar. De plus, il dit à son souverain qu’il existe une fille très belle, Zarya Zaryanitsa, sœur du Soleil et fille de la Lune. Le vieux lubrique, qui pense avoir le droit de tout posséder sur terre, ordonne à Ivan de partir à sa recherche.



Dans le conte, il y a, avant l’épreuve de la fille, celle du phénix qui semble ici se confondre avec celle de la princesse. Peu importe. Ivan tombe sur une bande de brigands, mais s’en sort grâce à une meute de loups et son cheval qui peut voler. On aurait pu croire que Rou, qui n’a certainement pas eu un gros budget, se serait retenu de faire des scènes de purs effets spéciaux, mais non. Quand bien même la scène a vieilli, j’apprécie les artisans qui cherchent, malgré leurs faibles moyens, à concrétiser leurs visions artistiques, ce ne sont pas les amateurs de cinéma hongkongais qui me donneront tort 😊.



Enfin, il arrive sur le rivage où on a aperçu la princesse Zarya Zaryanitsa. L’entrée en scène de la jeune fille est attendue : superbe lever de soleil sous l’horizon et voix cristalline… Quand je vous disais que c’était un code ! Mais, voilà que sans prévenir, une immense baleine avale la pauvre innocente et son cortège. Ivan, désemparé, doit alors demander l’aide de la Lune. C’est le plus beau moment du film, le plus poétique, le plus évocateur, le plus merveilleux. Un de ses passages caractéristiques des films de contes russes, une scène purement belle, enfantine, paradisiaque. Rou, peint, en quelques tableaux, l’ascension du ciel. Ivan devra d’abord passer au milieu d’un rang de soldats géants, qui n’est pas sans faire penser aux impressionnants soldats de la mer dans le film de Ptouchko : Le tsar Saltan. Puis, emprunter le céleste escalier qui le mènera vers l’astre lunaire. Ivan doit aller parlementer avec le tsar de la mer, le seul à pouvoir ordonner à la baleine de libérer la princesse.



Une fois libérée, Ivan saisit Zarya par sa natte et l’enlève, oui on est dans un conte…



Il parvient enfin à la mener devant le tsar qui en devient immédiatement amoureux. Malheureusement pour lui, elle décrète qu’elle ne l’épousera que s’il peut rajeunir. Elle lui indique pour cela un moyen : se baigner dans un chaudron de lait bouillant. Vous vous doutez bien qu’elle veut, en réalité, le tuer, ah les femmes ! Chihir, le mauvais conseiller voit ici l’occasion parfaite de se venger du pauvre Ivan. Pourquoi ne pas d’abord faire un test avec le jeune paysan ? La princesse n’y avait pas pensé… Elle se rend alors à la prison où est enfermé le futur condamné et lui dit d’appeler son petit cheval au moment de plonger.

Arrive le matin fatal… pour qui ? Ivan plonge dans le lait bouillonnant, mais en ressort transformé en jeune prince. Il n’en faut pas plus pour convaincre le tsar qui plonge à son tour… pour ne jamais refaire surface. Zarya et Ivan se marient, mais cette manie d’ébouillanter les gens tout de même…

Le Petit cheval bossu est le premier film en couleur de Rou et il tient ses promesses, c’est un festival de couleurs saturées et irréelles, plusieurs plans sont superbes. Dans ce film, apparaissent, pour la première fois, les scènes élégiaques et lyriques que nous reverrons souvent par la suite, comme la scène de la Lune, pleine de magie. Les couleurs aident beaucoup. Bien que le film suive l’intrigue du conte, il fait plusieurs entorses. Ivan devrait normalement ramener un oiseau de feu avant la princesse. De plus, celle-ci n’a pas été avalé par la baleine. Ivan doit, après avoir ramené la princesse, chercher son anneau que la baleine l’aidera à récupérer au fond de la mer. Le cétacé est également plus développé dans le conte original que je vous laisse découvrir. Pour la dernière épreuve, la princesse annonce qu’il faut plonger dans trois chaudrons, dont un d’eau glacée. Enfin, ce n’est pas Zarya qui prévient Ivan quand il est en prison, mais bien le petit cheval bossu. Même si, faire le choix de la princesse lui donne un poids plus important. En effet, les princesses dans les films de Rou, même si elles répondent à un archétype de conte, ne sont pas toujours inutiles et agissent parfois de manière décisive dans la mort des méchants. Souvenez-vous de Baba Yaga…

Alexandre Rou, avec ce film, a encore anticipé de quelques années les films d’animation adaptés du conte dont il s’inspire. Il était fréquent en Union soviétique que les contes soient adaptés en dessins animés et en films live. Il existe, à ma connaissance, deux films d’animation, tous deux réalisés par l’incontournable Ivan Ivanov. Le premier est Le Petit cheval bossu, un long-métrage d’une durée de 55 minutes sorti en 1947 et très apprécié par Walt Disney qui le montrera à ses artistes. En outre, il recevra le Prix spécial du Jury du Festival de Cannes en 1950. Bien que le film ait vieilli, il reste très attachant. Il est également plus respectueux du conte original. Enfin, le second film est en réalité un remake du premier. Ivanov fit le choix de refaire le film après avoir constaté l’état déplorable des négatifs et l’impossibilité de le restaurer. C’est pourquoi, la version de 1975 est très proche de l’ancienne. À une exception près toutefois, elle dure 75 minutes. Cette fois, ils ont rajouté le passage avec la baleine qui manquait au premier. Toujours est-il que les deux films d’animation sont très fidèles au conte et demeurent encore aujourd’hui populaires et remarquables. Détail amusant : à chaque fois que la princesse apparaît dans les films animés, une chanson l’accompagne comme un hymne.

Une preuve que les contes ont décidément la vie dure en Russie ? Une nouvelle version du conte est sortie sur les écrans en 2021 mêlant images réelles et images de synthèse sous le titre de Le Petit Cheval bossu. Elle a remporté plusieurs prix et fait un bon score au box-office.



La fiche kinoglaz du film : https://www.kinoglaz.fr/index.php?page=fiche_film&lang=fr&num=2232

Tables des matières

1.Introduction
2.Par le vœu du brochet (1938), По щучьему веленью
3.Vassilissa la Belle (1939), Василиса Прекрасная
4.Le Petit cheval bossu (1941), Конек – горбунок
5.Kachtcheï l’immortel (1944), Кащей Бессмертный
6.Une nuit de mai, ou une noyée (1952), Майская ночь, или утопленница
7.Le Mystère d’un lac de montagne (1954), Тайна горного озера
8.Un cadeau précieux (1956), Драгоценный подарок
9.Les Nouvelles aventures du Chat botté (1958), Новые похождения кота в сапогах
10.L’Habile Maria (1959), Марья-Искусница
11.Les Veillées dans un hameau près de Dikanka (1961), Вечера на хуторе близ Диканьки
12.Au Royaume des miroirs déformants (1963), Королевство кривых зеркал
13.Le Père Frimas (1964), Морозко
14.Feu, eau et… tuyaux de cuivre (1968), Огонь, вода и… медные трубы
15.Barbara la fée aux cheveux de soie (1969), Варвара-краса, длинная коса
16.Les Cornes d’or (1972), Золотые рога
17.Conclusion

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