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Le cinéma d’animation soviétique des débuts de l’URSS à la fin de la Seconde Guerre mondiale : première partie (1924-1930)

I. Les débuts d’un pays et d’un cinéma

Si on demande à une personne non familière du cinéma d’animation soviétique ce qu’elle pense y trouver, que répondrait-elle ? Certainement des contes ou des films de propagande. Sans être faux, la réalité est plus complexe. L’animation, comme tous les autres arts, est intimement liée à l’évolution politique, et ce, particulièrement au commencement de l’URSS dans les années 1920 et 1930. Il est ainsi impossible de traiter du cinéma d’animation de 1923 à la fin de la Seconde Guerre mondiale, sans proposer un tour d’horizon du bouleversement artistique qui accompagna les révolutions de 1917, ainsi que du contexte politique qui mènera dans les années 1930 à la Grande Terreur stalinienne et à la subordination totale du cinéma à l’État.

Le cinéma d’animation soviétique des débuts est fortement lié à celui de l’affiche politique et de la caricature. En effet, la révolution d’Octobre s’est doublée d’une révolution artistique que les spécialistes estiment la plus importante depuis la Renaissance. Ce renouveau dans l’art trouve ses origines dès les années 1910 avec des artistes comme Kasimir Malevitch qui créa le suprématisme ou le poète Vladimir Maïakovsky pour le futurisme. Dès la fin des années 1910, le constructivisme naquit sur les bases du futurisme. Son argument principal est de créer un homme nouveau : l’homme socialiste. L’art doit accompagner la transformation de la société et devenir un art social et utilitaire. Pendant un temps, et c’est suffisamment rare pour le souligner, le politique et l’art ont été fortement liés. Ainsi, Vladimir Tatline avec ses créations en 3D comme la célèbre Tour Tatline en 1919, Alexandre Rodchenko ou encore Gustav Klucis, feront partie des artistes les plus marquants. Les deux derniers en particulier pour leurs affiches et leurs photomontages encore très modernes aujourd’hui. Leurs recherches du mouvement, de la perspective et des couleurs atteignent alors un niveau rarement vu, qui a contribué au rayonnement de l’URSS à l’étranger.

Cette euphorie créatrice retombera malheureusement vite dès la fin des années 1920. Pire, même dès 1925, ces artistes ne sont plus soutenus au sein du pays. L’État, intelligent, les soutient uniquement en tant que vitrine pour l’international. Trotsky lui-même encourage les artistes plus conventionnels jugés moins formalistes, plus proches de l’idéal du régime. On touche ici un point très sensible de la politique à venir : le formalisme. Nombre d’artistes se verront obligés de faire leur auto-critique dans les années 1930, perdront leur statut et bien pire encore. Cependant, pour l’heure, les avant-gardes règnent sur le début des années 1920, bien aidés il est vrai par la guerre civile qui fait rage dans certaines régions de l’URSS jusqu’en 1921.

Quel est le lien avec le cinéma d’animation ? Tout régime naissant a besoin de prouver, de légitimer son existence, que ce soit au regard du passé ou du présent. De ce fait, l’URSS a produit des dizaines de milliers d’affiches politiques. Les plus connues sont celles d’Alexandre Rodchenko et Gustav Klucis. Le cinéma d’animation, durant une partie des années 1920 va remplir la double fonction d’agiter les masses et de les éduquer tout en divertissant. Les films d’animation sont les héritiers cinématographiques des posters et autres affiches politiques, si bien qu’ils sont parfois désignés par des termes comme films posters ou agitki. Boris Yefimov en était une illustration vivante. Il devint dès la fin de la révolution, l’un des meilleurs caricaturistes de l’époque. Il sera plus tard dessinateur et scénariste sur un certain nombre de films d’animation. Les court-métrages d’animation étaient pratiques car ils pouvaient être montrés plusieurs fois dans une journée en accompagnement d’autres films éducatifs. Leur format court permettait de les transporter plus facilement d’un bout à l’autre du pays. D’autant qu’ils étaient souvent métaphoriques, drôles et faciles à comprendre. Comme on aime le citer dans tous les documentaires (vraiment tous) sur le cinéma soviétique, on attribue à Lénine la célèbre phrase « Le cinéma est pour nous le plus important de tous les arts ». Effectivement, dès les débuts, les Soviétiques sentent le formidable potentiel de cet art neuf.

Plusieurs raisons à cela. Tout d’abord, il fait figure d’art récent. Il est jeune, tout comme l’Union soviétique elle-même. Très pratique pour d’emblée l’opposer à l’art ancien. À régime nouveau, art nouveau. Ensuite, le cinéma est facilement accessible grâce à son discours par l’image et sa capacité à synthétiser tous les arts. Rappelons qu’au sortir de la guerre civile, une grande majorité des Soviétiques sont analphabètes. Le cinéma apparaît donc comme l’outil idéal pour cultiver les masses, non seulement idéologiquement mais aussi intellectuellement. C’est ainsi qu’un nombre assez important de ce qu’on appelle les koultourfilms verra le jour. « Le terme et le genre s’inspirent de l’exemple vanté dans les années 1920 du Kulturfilm allemand et de la Kultur Abteilung de la UFA, fondée en 1917. Mais les tâches assignées à ce type de films excèdent la seule popularisation d’idées ou de savoirs. On réfléchit alors en URSS à la création d’un genre nouveau à mi-chemin entre éducation et identification, entre appel à la raison et sollicitation de l’émotion du spectateur. Il en résulte des œuvres à la croisée des documentaires, du film de promotion, du film éducatif et du film scientifique. Elles se caractérisent par une certaine hybridation des genres, un mélange de fiction et de documentaire, mais aussi des emprunts aux sous-genres de la fiction : films d’aventures, de science-fiction, policier, etc1. » Cela peut aller du film d’explication scientifique sur l’électricité, le montage d’une radio, l’explication sanitaire sur les soins d’une maladie, ou même des films contre l’alcoolisme alors très fort en URSS. Or, le cinéma d’animation avec sa capacité à simplifier les idées est un moyen de choix pour faire rentrer des messages dans la tête, qu’ils soient de propagande ou non. Plusieurs koultourfilms ont recours à l’animation pour certaines démonstrations, j’en évoquerai quelques-uns. Ce type de film côtoyait alors un genre en vogue en Union soviétique : le film de propagande.

On distinguait le film de propagande et le film d’agitation : « La pensée révolutionnaire russe établit une distinction entre la propagande (présenter beaucoup d’idées à un petit nombre de personnes) et l’agitation (présenter une seule idée aux masses). Cependant, le cinéma est vite vu par les autorités bolcheviques comme réunissant ces deux qualités. La mission d’agitation-propagande attribuée au dessin animé, à laquelle il ne se réduit néanmoins pas, n’est pas propre à l’Union soviétique ni à un régime particulier. L’animation, loin de se résumer à un genre en soi (puisqu’elle renvoie à un ensemble de techniques), a été utilisée à des fins idéologiques dans plusieurs pays dès les débuts du cinéma2. »

Le cinéma d’animation est non seulement connecté aux autres arts, mais également tributaire de la politique comme nous le verrons. À chaque période spécifique, que ce soit au début de l’URSS pour légitimer l’avènement du nouveau monde soviétique, que ce soit pendant les années 1930 en suivant le cap « défini » par le réalisme socialiste ou bien les années 1940 pour soutenir la Grande Guerre patriotique, le cinéma d’animation va devoir jongler avec les directives politiques et les exigences de la réalité. À ce titre, l’évolution du cinéma en Union soviétique est captivante à analyser. D’ailleurs, la soumission totale du cinéma à l’État est beaucoup plus progressive que ce que l’on croit.

Le cinéma va être dès le début solliciter pour construire la nouvelle société et lui donner un sens. Si, dès le début les bolchéviques envisagent de nationaliser le cinéma, la chose est ardue et se fait très progressivement à travers une succession de structures et de décisions politiques. En effet, les moyens manquent, beaucoup de professionnels et d’intellectuels ont fui le pays, il y a tout à réorganiser, les salles de cinéma ferment faute de films, et plus simplement : le pays est ruiné. Ainsi, la première tentative de nationalisation du cinéma le 27 août 1919 échoue. Sous la NEP (la nouvelle politique économique instaurée par Lénine de 1921 à 1928), le paysage cinématographique soviétique est varié et voit cohabiter plusieurs types de structures. En 1919, sous l’impulsion d’Anatoli Lounatcharski, alors commissaire du Peuple à l’Éducation (le ministère de l’éducation et de la culture) et de l’épouse de Lénine, Nadejda Kroupskaïa « l’État coalise les réseaux de distribution dans un Département panrusse du Cinéma et de la Photo (VFKO) affilié à la Direction générale de l’éducation politique (Glavpolitprovset) à sa création en novembre 19203. » Puis « Une administration dépendant du Commissariat du peuple à l’Instruction populaire se structure : le Comité du cinéma4. »

Durant les années 1920, plusieurs types de structures vont se succéder et cohabiter un temps ensemble. Le VFKO devient en 1922 Goskino (le Cinéma d’État), avant de devenir Sovkino en 1924. L’État, avec Sovkino n’a pas encore le monopole qui arrivera au début des années 1930. Il s’agit pour le moment de l’exclusivité pour la distribution des films. Ainsi, Sovkino se voit attribuer les droits d’importation des films étrangers et leur distribution en URSS. La nationalisation se fait par étapes. Elle aboutit en 1930 à la création d’une structure unique : Sovkino devient Soyouzkino. Enfin, en son sein, les studios se répartissent en fonction de la géographie : Moskinokombinat à Moscou qui devient Mosfilm à partir de 1936 (le plus connu des studios soviétiques), Lenfilm à Leningrad…

Pour ce qui nous intéresse ici, une autre structure très importante verra le jour en 1936, le fameux studio d’animation qui centralisera la production animée soviétique : Soyuzmultfilm. Dans ce paysage en perpétuelle évolution qui se stabilisera dans les années 1930, il faut aussi évoquer le cas particulier du studio semi-privé Mejrabpom-Rous. Ce studio, créé en 1924 était à la fois détenue par l’État et par des actifs privés, statut inédit en URSS. Il a produit des films parmi les plus connus des années 1920, souvent innovants, divertissants, tout en contribuant à répandre le message idéologique voulu par l’État. Ainsi, sortiront de cette entité, des films comme Aelita, le premier film de science-fiction soviétique en 1924 réalisé par Yakov Protazanov, Miss Mend (1926), le serial qui parodie et doit faire mieux que les Américains, réalisé par Boris Barnet et Fedor Otsep. Le studio produit même des films pour célébrer les dix ans de la révolution avec Les Derniers Jours de Saint-Pétersbourg (1927) de Vsevolod Poudovkine. Ils ont réalisé également un certain nombre de comédies, ce qui a pu contrarier des critiques de l’époque car ces films ne répondaient pas à l’idéal socialiste d’éduquer les masses. S’il est bien difficile aujourd’hui de dire d’un film s’il est bon ou non, l’exercice est encore plus délicat quand il s’agit de films datant de près d’un siècle et évoluant dans une sphère culturelle et historique totalement différente de la nôtre. Un film était bon s’il était utile et s’il propageait le bon message. Les qualités formelles et divertissantes étaient secondaires, du moins pendant un temps. C’était ainsi que plusieurs films de la Mejrabpom ont eu besoin de l’appui d’Anatoli Lounatcharski pour passer sur les écrans.

Ami de Lénine, cet homme était avant tout un intellectuel et non un politique. Ainsi, fut-il favorable aux avant-gardes artistiques du début des années 1920. Il agissait avant tout en intellectuel et jouissait d’un certain prestige. Son rôle en tant que Commissaire du peuple à l’Éducation (Narkompros) était d’administrer l’éducation publique et la plupart des services en rapport avec la culture. Le cinéma dépendait donc de la culture et non encore de l’État, comme cela sera le cas dans les années 1930. Il devra quitter ses fonctions en 1929, signe annonciateur d’une série de mesures décisives aboutissant au monopole du cinéma par l’État. Voici pour le contexte global, maintenant, parlons davantage du sujet qui nous intéresse ici : le cinéma d’animation.

II. Le cinéma d’animation dans les années 1920

Comme je l’ai évoqué plus haut, le cinéma d’animation était perçu comme le pendant cinématographique de l’affiche politique. Il est donc logique que les premiers films soient des courts-métrages, qui en 1923-1924, étaient diffusés au sein d’actualités comme la Kino-Pravda. Il s’agit d’un « mouvement théorique et esthétique marquant du cinéma soviétique des années 1920, et une série de films d’actualité du même nom. » (source Wikipédia). L’animation est donc intimement liée aux bandes d’actualités de l’époque. On doit les tous premiers films d’animation à l’un des plus grands réalisateurs soviétiques : Dziga Vertov. Il était un théoricien du cinéma et réalisateur du célèbre documentaire L’homme à la caméra (1929) qui a inspiré depuis moult réalisateurs. Le tout premier film d’animation était Today en 1923 réalisé au sein de Goskino. Malheureusement, comme beaucoup d’autres films de l’époque, il est perdu. C’est pourquoi, le premier film d’animation encore existant en Union soviétique est le film Jouets soviétiques sorti en 1924. Si Dziga Vertov en était le réalisateur il n’en était point l’animateur. La partie animation était remplie par Alexandre Ivanov, Alexandre Bouchkine et Ivan Beliakov. Plusieurs autres films qui n’ont pas survécu, seront tournés par cette équipe. Ces premiers films sont généralement des satires de la bourgeoisie, de l’Église, du capitalisme et de l’impérialisme des pays occidentaux. Ils pouvaient prendre pour cible les États-Unis, le Japon, l’Angleterre, les bourgeois… Ils appelaient également à la coopération des prolétariats du monde entier pour en finir avec l’impérialisme comme le prouve le court-métrage La Chine en flammes de 1925. Ces films vantaient les avancées sociales réalisées au sein de l’URSS dans les années 1920. Ils agissaient pour la promotion des idées soviétiques. Du moins dans les premiers temps.

Un autre film d’animation célèbre des débuts est Révolution interplanétaire en 1924 produit par la Mejrabpom. Ce court-métrage est une parodie du film Aelita ainsi qu’une satire. Il a été réalisé et animé par Nikolai Khodataev, Zenon Komissarenko, Youry Merkulov. Ces trois personnes dirigeaient le premier studio d’animation soviétique fondé en 1924 : l’Atelier expérimental national de technique cinématographique. Il a été fondé au sein de la première école de cinéma au monde : la Moscow Film School créée en 1919 et rebaptisée All-Union State Institute of Cinematography en 1934. Lev Koulechov, autre réalisateur et théoricien de premier plan, y a enseigné.

Nikolai Khodataev a utilisé son propre argent pour fonder le premier studio d’animation cité plus haut. Il avait une formation de peintre, d’architecte et de sculpteur certifiée par son diplôme de l’école de peinture, de sculpture et d’architecture de Moscou, rebaptisée Vkhoutemas en 1920 (les Ateliers supérieurs d’art et de technique). Cela qui montre le lien ténu qu’entretenaient les arts plastiques avec l’animation. Plusieurs autres artistes d’animation sortiront de cette école. Il travaillera en étroite collaboration avec sa sœur, Olga Khodataeva, qui réalisera également ses propres films. Nikolai sera rejoint peu de temps après par les sœurs Valentina et Zinaida Brumberg qui deviendront de célèbres réalisatrices de contes animés. Enfin, il sera épaulé par le plus célèbre réalisateur de films d’animation soviétiques : Ivan Ivanov-Vano qui a obtenu en 1923 son diplôme de fin d’études de l’école d’art et d’architecture Vkhoutemas. Ils travailleront dans un premier temps pour la Mejrabpom qui a fondé son propre studio d’animation en 1925. Au départ, celui-ci devait uniquement servir à la fabrication des intertitres et de quelques séquences d’animation incorporées aux films, avant de finalement devenir un studio de films d’animation.

Puis, tout ce petit monde migrera de la Mejrabpom vers Sovkino en 1928. Effectivement, entre-temps, Alexandre Ivanov qui avait travaillé sur Jouets soviétiques en 1924, a contribué à créer un studio d’animation au sein de Sovkino en 1926. La fin des années 1920 approchant, le cinéma d’animation va partiellement s’éloigner des films d’agit-prop pour se rapprocher des films pour enfants. Cela se concrétise en 1927, par la réalisation de Senka the African par Ivan Ivanov, le premier film d’animation pour le public enfantin qui sera suivi par d’autres. Les premiers films étaient exclusivement dédiés à la fonction d’agitation politique et sociale. Toutefois, à partir de 1927-1928 un changement est en cours, la question d’orienter le cinéma d’animation vers les enfants fait l’objet d’un débat sérieux. « La fonction idéologique du cinéma pour la jeunesse est en effet débattue au cours de la conférence pansoviétique sur le cinéma de mars 1928. Les dessins animés sont alors pensés comme entrant dans les champs fictionnel […], scientifique et culturel et revêtent une fonction éducative dans tous les domaines, de la lutte contre l’illettrisme à la diffusion du savoir scientifique, facilitée par sa forme supposée plus accessible aux masses5. »

Cependant, les films d’agit-prop ne disparaissent pas pour autant. Les films pour enfants sont alors de deux sortes. Il y a les films innocents, sans aucun contenu politique et les films pour enfants aux allures de contes mais avec un sous-texte fortement idéologique. L’animation ne perd pas de vue son potentiel politique, il est juste, disons, plus enrobé. Néanmoins, des films surprenants vont voir le jour. Aux côtés de Senka the African naîtront des films comme One from many (1928) et Les aventures de Münchhausen (1929). Le premier est une étonnante déclaration d’amour au cinéma hollywoodien qui met en scène les acteurs les plus connus de cette période : Charlie Chaplin, Buster Keaton, Douglas Fairbanks… Le second, comme son titre l’indique, met en scène les aventures du célèbre baron. Mais ce qui retient l’attention, c’est Le Petit Samoyède en 1928. C’est un des premiers grands films d’animation soviétiques. Sous ses allures de conte, il propose en réalité un subtil message idéologique en opposant les croyances mystiques des peuples du grand Nord au progrès soviétique. Thème important que mettent également en scène nombre de films live.

Toutefois, la NEP prend fin en 1928. Alors que cette période a été propice aux expérimentations et à la création artistique, le réalisme socialiste n’est plus très loin. L’année 1928 est une année charnière à plus d’un titre : orientation de l’animation vers les enfants, changement au sein de la Mejrabpom… J’ai évoqué plus haut, différentes étapes de la nationalisation du cinéma. Or la Mejrabpom, société au système hybride, est bien entendu dans le viseur. Elle perd son capital et son statut de société privée pour devenir Mejrabpom-Film. « C’est l’une des conséquences de la reprise en main par le parti unique des affaires cinématographiques, à la suite d’une longue conférence organisée pendant la première quinzaine de mars6. »

C’est ainsi que le dernier film d’animation notable des années 1920 qui voit le jour est La Poste (1929) de Mikhaïl Tsekhanovsky. Considéré comme une somme artistique des avant-gardes russes, il conjugue les différentes aspirations expérimentales de cette période. Tsekhanovsky, au même titre que Khodataev et Ivanov a été diplômé de l’école d’art Vkhoutemas. Avant d’arriver à l’animation, il réalisa des fresques, des décors de théâtres et des affiches. Il créa également en 1927 trois folioscopes. Peu à peu, ce parcours graphique le prépare au cinéma d’animation, dont il deviendra un des noms soviétiques les plus connus.

Les années 1920 ont été synonymes de bouillonnement artistique en même temps que le cinéma se nationalisait peu à peu. Cette reprise en main par l’État va amener avec elle une censure politique et des mesures qui annoncent l’arrivée du réalisme socialiste en 1932.

III. Années 1930, réalisme socialiste et héroïsme

Avant cela, quelques évènements de taille préparent cet avènement. Tout d’abord, la fin d’une ère avec le départ d’Anatoly Lounatcharsky de son poste de Commissaire du Peuple à l’Éducation. Lui qui encourageait l’art… Une autre date symbolique, mais d’importance : c’est le suicide de Vladimir Maïakovski en 1930. Cette mort précoce du poète de la révolution annonce les temps obscurs à venir. C’est également l’arrivée de Boris Choumiastky, qui rêve d’un cinéma pour les masses, à la tête de Soyouzkino en 1930, l’unique entreprise de cinéma alors existante. La Mejrabpom continue bien ses activités, mais sous un contrôle plus strict avant sa fermeture en 1936. Choumiatsky va se révéler être l’un des fossoyeurs du cinéma des années 1920. Il va purger de façon autoritaire les principaux cadres du monde cinématographique. C’est ainsi que Lev Koulechov va être mis au pas et doit arrêter ses expérimentations, sans parler de Dziga Vertov et surtout de Sergueï Eisenstein qui se verra obligé d’aller jusqu’à faire son auto-critique. Avant-même la promulgation de l’art officiel du réalisme socialisme, le monde du cinéma commence déjà son évolution à marche forcée.

Plus question d’expérimentations, les avant-gardes sont dénoncées. Le Comité central du Parti communiste ordonne la dissolution de toutes les associations d’artistes en 1932. Mais surtout, c’est l’avènement du réalisme socialiste… Le problème ? Personne ne sait ce que c’est. En 1933, Staline invite des peintres chez lui et leur dit qu’il faut de la vie et de la couleur, de l’optimisme, de l’enthousiasme, des visages souriants, du positif. Le peuple doit regarder vers l’avant. On a besoin d’un art vivant. Le chef de l’URSS veut renouer avec l’art du passé, le romantisme de la fin du XIXème siècle. Ce qui ne manque pas d’ironie, quand on sait qu’on voulait auparavant s’éloigner de l’époque tsariste. C’est la normalisation, les artistes abstraits sont stigmatisés et considérés comme déviants. Ceux qui ont séjourné à l’étranger sont désormais suspects comme Eisenstein. Si le réalisme socialiste a dans un premier temps vu le jour en 1932, il est officiellement mis en place en août 1934 avec la proclamation de la doctrine officielle du réalisme socialisme. « Désormais les artistes, soumis alimentairement aux syndicats mis en place, s’ils souhaitent promouvoir des projets, souscrivent de fait à cette doctrine. Elle exige : “une représentation véridique, historiquement concrète de la réalité dans son développement révolutionnaire. En outre, [l’artiste] doit contribuer à la transformation idéologique et à l’éducation des travailleurs dans l’esprit du socialisme7.” »

L’art du réalisme socialiste c’est quoi, quel est son but en réalité ? Sa mise en pratique ? Contrôler la production artistique et créer des héros, ou plutôt non, des modèles à suivre. C’est une mise au pas de l’art pour le contrôle des pensées. Cette démarche est totalement paradoxale avec les années 1920 où il n’y avait pas de héros à proprement parler dans le cinéma, ou du moins ils étaient anonymes. Le héros représentait une catégorie de la population qui accédait peu à peu à l’éveil de la conscience de classe. Puis, participait à la lutte, par la guerre si nécessaire. Par exemple, dans Les Derniers Jours de Saint-Pétersbourg les héros n’ont pas de noms, ils ne sont connus que par leur catégorie sociale. Ainsi, le héros de cinéma pouvait symboliser les marins (Le Cuirassé Potemkine d’Eisenstein, 1925), les travailleurs, la paysannerie (La Ligne générale d’Eisenstein, 1929), les soldats… Mais ça c’était avant, au temps où il y avait une nation soviétique qui devait guider le monde vers un avenir meilleur et quand tous les peuples soviétiques étaient égaux. Avec Staline, une nuance de taille apparaît : les Russes doivent guider les autres nations soviétiques, elles ne sont donc plus égales. On a besoin de héros, de films clairs, de tableaux qui proclament un certain héroïsme romantique. Les tableaux d’Alexandre Guerassimov sont, à ce titre, très représentatifs de qu’attend Staline. Il ne faut plus se poser de questions, il faut aller dans le sens du Parti, c’est simple. Pour ce faire, quoi de mieux que des modèles à suivre ?

C’est ainsi que le cinéma va voir naître des héros individuels qui n’existaient pas avant. Derrière tous les personnages anonymes du cinéma des années 1920, il ne s’en cachait néanmoins qu’un seul : Lénine. Sa représentation faisait débat, c’est ainsi qu’en 1927 pour son film Octobre sur la célébration des dix ans de la révolution, Eisenstein avait fait le choix d’utiliser un ouvrier ressemblant à Lénine. Mais cette décision a été considérée comme une vulgarisation de sa mémoire. Mais le fait est là : c’est bien Lénine qui se cache derrière tous ces héros anonymes. Or, voici venir les années 1930.

L’avènement du réalisme socialiste veut des vrais visages souriants, identifiables. Mais le maître du Kremlin est Staline. Donc, si on veut mettre en scène des exemples, des modèles à méditer, qui de mieux que l’humble Père des peuples (encore un emprunt au régime tsariste) ? Dans le film La Grande lueur (1938) de Mikhaïl Tchiaoureli, Staline se substitue à Lénine « en tant que penseur et théoricien, organisateur du Parti, et chef de l’insurrection d’Octobre8. » L’histoire avec un grand H s’en trouve changée. Staline s’attribue un rôle qu’il n’a pas eu. Cette revisite du passé à l’aune des besoins du présent est en phase avec son époque. Nous sommes au plus fort du culte de Staline. Cette surenchère atteint son apogée en 1949 avec le film La Chute de Berlin qui survalorise son rôle historique. À ses côtés, d’autres personnalités bolchéviques auront la chance, si elles ne lui font pas de l’ombre, de voir aussi leur vie adaptée dans des sortes de biopics.

Mais on a aussi besoin de vrais héros de guerre avec des noms auxquels on puisse s’identifier. « En 1934, Staline, Jdanov et Kirov imposent par leurs Remarques, un totale revirement historiographique. Ils bannissent la critique (marxiste) de l’État (russe) et insufflent un inédit patriotisme officiel. Il contraste bien entendu avec l’internationalisme des débuts du régime, mais aussi avec la vision d’un unique ensemble de citoyens soviétiques à la destinée équivalente. Les Russes sont désormais comme les modèles et les guides des autres peuples de l’empire9. »

C’est alors qu’arrivent sur les écrans en 1934 et 1939 : Tchapaev et Chtchors, véritables chefs de guerre cinématographiques. Tchapaev est l’un des rares films à avoir su attirer les foules sur le sujet révolutionnaire. C’est une adaptation du roman autobiographique de Dmitri Fourmanov qui était commissaire politique de l’unité de Tchapaev avant que celui-ci ne meure au combat en 1919. Son personnage a connu un succès public retentissant, il a été décliné en chansons, cartes postales, jeux… Toute une sorte de produits dérivés, et plus que tout, Staline aurait dit du film que c’était « sans conteste le film le meilleur10». Il l’aurait visionné 38 fois entre 1934 et 1938 ! L’identification est totale : Tchapaev est un leader spontané et naturel, tout ce dont a besoin Staline. Chtchors, réalisé par Dovjenko, même s’il connaît un succès moindre, marche sur les traces de son aîné et met en scène un héros de guerre pendant la guerre civile en Ukraine. Pensez à ce qui se joue en cette période. Le réalisme socialisme décrète des héros, une joie de vivre, un optimisme sans faille, un guide spirituel. Les photographies de l’époque sont retouchées au fur et à mesure que les dirigeants tombent les uns après les autres sous la Grande Terreur stalinienne. Ces personnes n’existent même plus dans la réalité et dans les souvenirs. Staline va même jusqu’à se superposer à Lénine dans La grande lueur. Que manque-t-il ? Le mythique, le passé. Pour la réalité présente, la transformation est faite, les gêneurs sont systématiquement éliminés et leur souvenir effacé. Seule manque encore l’identification à des personnages historiques du passé voire mythiques. On fait alors revivre des noms des temps anciens, autre paradoxe puisqu’on voulait couper les ponts avec le passé tsariste.

On rappelle alors Eisenstein, tombé en disgrâce depuis son retour en URSS. Il a dû faire son auto-critique en 1937, sous les attaques implacables de Choumiatski. L’étau s’était resserré, puisque ses proches collaborateurs ont été arrêtés les uns après les autres pendant les Grandes Purges staliniennes. Pressentant le danger, le réalisateur écrit une lettre laudatrice à Staline, dans laquelle il reconnaît ses erreurs et propose ses services pour adapter la vie de héros soviétiques. Il est tout à fait possible que cet acte ait sauvé sa tête. Toujours est-il que c’est lui que Staline choisit pour adapter dans un film épique la vie d’Alexandre Nevski (1220-1263), héros national russe évoluant vers la fin de l’ancienne Rus’ de Kiev. Le film Alexandre Nevski, est réalisé en 1938 et honore Nevski comme un humble, calme et puissant chef de guerre charismatique défendant la terre russe contre les méchants chevaliers teutoniques représentés comme des barbares. Bien sûr, le film anticipe par ce discours la Seconde Guerre mondiale toute proche. Mais sur le plan culturel le contrat est rempli, Staline peut s’identifier à merveille à Nevski.

Pourquoi s’arrêter en si bon chemin ? Pourquoi ne pas aller carrément vers le cinéma imaginaire ? Alexandre Nevski, même s’il se réfère à un personnage ayant réellement existé, marque l’avènement de la fantasy et du conte dans le cinéma soviétique, ou plutôt, la confirme. Nevski ressemble en tout point aux bogatyrs, ces chevaliers légendaires dont les exploits ont été racontés par des chants épiques : les bylines. Il est fort, brave, défend le peuple, possède une droiture à nulle autre pareille, et plus que tout, défend la terre russe qu’il chérit plus que sa vie. Alexandre Nevski introduit un nouveau genre au cinéma. Après les films historico-révolutionnaires, on peut presque parler maintenant de genre historico-légendaires. Célébrons nos héros glorieux, soyons fiers de notre passé mythique. C’est ainsi que, et c’est paradoxal, les contes et l’imaginaire vont se retrouver célébrés en même temps que le réalisme socialiste. Certes, les films ne seront pas formalistes, mais le contenu ne sera pas « réaliste » pour autant. Là n’est pas la question. Le régime stalinien a besoin de joie, de victoires. C’est ainsi que les années 1930 voient aussi arrivées sur les écrans, des comédies musicales qui exaltent la vie dans les kolkhozes à grand renfort de chansons et de sourires. Tout va bien en Union soviétique, les gens sont heureux et nos grands héros veillent sur nous. Staline dira lui-même : « La vie est devenue meilleure, la vie est devenue plus gaie, et ce joyeux rire soviétique, le cinéma doit l’offrir au spectateur. »

Or, l’avantage des contes et des bogatyrs est qu’ils célèbrent le passé. Ils sont facilement accessibles et permettent de penser à autre chose. Deux réalisateurs vont particulièrement s’imposer dans ce genre nouveau : Alexandre Ptouchko et Alexandre Rou. Le premier est un pionnier du cinéma d’animation, connu pour son adaptation du classique Les Voyages de Gulliver de Jonathan Swift en un long-métrage d’animation en 1935 : Le Nouveau Gulliver. Il s’éloignera ensuite de l’animation pour s’orienter vers les adaptations de contes et légendes. Voyez son film Le Géant de la steppe (1956), une adaptation des exploits du bogatyr Ilya Mouromets (disponible chez Artus Films). Vous ne pouvez pas ne pas voir de liens avec Alexandre Nevski. Le second, Rou, est connu pour ses adaptations de contes : Vassilissa la Très Belle (1939) et Kochtcheï l’Immortel (1945) qui exaltent le folklore slave. Comme le dit Galina Kabakova citée par Pascal Vimenet : « dorénavant le folklore, en général, le conte et les bylines [chants épiques] en particulier, joueront un rôle non négligeable dans la promotion du patriotisme soviétique aux accents de plus en plus nationalistes11. »

Toutefois, comme je l’ai dit plus haut, le film Alexandre Nevski ne crée pas cette tendance, il la confirme. Il est bien difficile de donner précisément un début. Mais il me semble que le cinéma d’animation qui dès les années 1930 s’oriente vers le conte et va progressivement aller vers le folklore, amorce également le mouvement du réalisme socialiste au cinéma.

IV. Le cinéma d’animation dans les années 1930

En effet, le début des années 1930 voit la double existence entre d’un côté des films animés d’agit-prop dans la grande tradition des années 1920 et de l’autre côté, des court-métrages à destination des enfants. Ces court-métrages proposent une morale tournant autour de l’économie et du travail mais avec un enrobage comique et de type conte. Par exemple, les films The thief (1934) et The Dragon-fly and the Ant (1935). Le premier met en scène un voleur de pastèques qui pille le travail de la collectivité et le second sous un aspect fable, se fait l’allégorie de l’idéal socialiste du monde du travail. La libellule (le parasite), paresseuse, danse pendant que les fourmis (le travailleur socialiste idéal) construisent l’économie. Ces films servent de transition vers un registre de plus en plus folklorique aux accents nationalistes et apportent, de manière symbolique, une critique de l’ancien et une promotion du nouveau. Ainsi, le film d’animation The tale about tsar Durundai (1934) réalisé par Ivan Ivanov qui met en scène un récit de type conte, annonce définitivement cette manœuvre. Le film met en scène un tsar qui doit remplir des épreuves pour pouvoir se marier avec une princesse. Pour se faire, il est capable soit de se transformer, soit de faire appel par une quelconque magie à un guerrier qui a tout du bogatyr. Cette politisation de tous les genres, commence donc avant les films live de Ptouchko et Rou. La nouvelle doctrine implique pour le cinéma d’animation « de voir son registre thématique et son potentiel stylistique cantonné à des récits pour la jeunesse, notamment aux contes, dorénavant réhabilités, compréhensibles par tous, et à une expression réaliste rejetant les expériences abstraites antécédentes12. »

Or, un film d’animation pose question tant il peut sembler au premier abord, baigné dans cette nouvelle doctrine, il s’agit de Le Nouveau Gulliver (1935), réalisé par Alexandre Ptouchko justement, alors à la tête de la section animée des studios Sovkino. J’y reviendrai dans l’analyse sur ce film plus bas.

La démonstration est faite sur le plan de l’art et de la politique. Il ne reste que quelques mesures à prendre, et le cinéma sera parfaitement encadré. De facto, la fin des années 1930 accélère la reprise en main politique du cinéma. En 1936 c’est la fin officielle de la Mejrabpom, l’un des grands bastions du cinéma original de la décennie passée. Oubliée. 1936, c’est aussi l’année où La Pravda (le journal du Parti) condamne officiellement le formalisme. Une féroce campagne est lancée contre les artistes formalistes en même temps que la Grande Terreur et les purges. C’est aussi une année qui nous intéresse particulièrement pour le cinéma d’animation.

Le grand studio d’animation qui va centraliser la production, Soyuzdetmultfilm est créé. Il sera rebaptisé un an après Soyuzmultfilm. C’est une fusion des groupes d’animation de la Sovkino, de Mosfilm et de la Mejrabpom. À partir de maintenant, le cinéma d’animation sera dévolu à l’enfance, det signifiant enfant et mult animation. Le nom lui-même donne l’orientation. Le cinéma d’animation est « désidéologisé ». Oubliées donc les expérimentations formelles de La Poste ou de Révolution interplanétaires. Oubliés les films idéologiques comme Le Petit Samoyède. Ou pas tout à fait. S’il faudra attendre la fin des années 1950 pour revoir des films plus formels, les films de propagande eux ne disparaissent pas. Ils seront surtout utilisés pendant les périodes spécifiques comme la Grande Guerre patriotique. Le reste de la production sera destiné aux enfants avec l’adaptation de contes du folklore local ou d’ailleurs. Une politique en accord avec l’ère du temps, dans la mesure où le cinéma live voit lui aussi fleurir sur ses écrans des personnages comme Baba Yaga grâce à Alexandre Rou. Le cinéma live et l’animation se rejoignent dans ce mouvement vers le merveilleux et rendent vrai le nouveau slogan stalinien : « faire de la vie un conte de fées ». Les films d’animations destinés aux enfants, même s’ils n’encenseront plus le communisme et ne s’en prendront plus violemment aux capitalistes, rempliront néanmoins une fonction éducative avec des valeurs telles que la morale, la gentillesse ou la vertu.

Le cinéma d’animation subit dans les années 1930 une « disneyfication » et voit ses moyens augmentés. En septembre 1933, la Direction principale de l’industrie photo-cinématographique (GUKF) ordonne de fournir aux animateurs des installations et des équipements. Parallèlement, des scénaristes spécialisés sont engagés pour les longs métrages d’animation. Viktor Smirnov, qui dirigeait l’Amkino Corporation, une société basée à New York chargée de la distribution des films soviétiques en Amérique du Nord, se voit confier la tâche d’étudier les processus d’animation des studios Disney et Fleischer. L’année suivante, Smirnov retourne à Moscou et fonde un atelier d’animation expérimentale sous l’égide de la Direction principale de l’industrie photo-cinématographique, où lui, Alexei Radakov, Vladimir Suteev et Pyotr Nosov commencent à “développer le style Disney”. En 1935, Walt Disney lui-même envoie une bobine de film contenant des courts métrages des Trois Petits Cochons et de Mickey Mouse au Festival international du film de Moscou, qui fait une impression durable sur les animateurs et les fonctionnaires soviétiques.

Des cours de recyclage de trois mois sont organisés par l’administration du studio où les animateurs étudient tout, du dessin à la réalisation de films en passant par les bases de la musique et du jeu d’acteur. Pendant quatre ans, certains des principaux animateurs se concentrent sur la création de courts métrages de style Disney.

On le voit, le cinéma d’animation se dote non seulement d’une structure puissante, qui va de pair avec la politique de nationalisation du cinéma, mais bénéficie également de moyens considérables, nécessaires pour répondre aux exigences politiques. Le temps des quelques pionniers Dziga Vertov ou Nikolai Kodataev est révolu. Pour le meilleur et pour le pire le cinéma d’animation s’engage dans la voix de la normalisation. Les expérimentations et la spécificité soviétique des années 1920 disparaissent malheureusement des écrans pour singer un style moins original, mais surtout devenu un générique.

Au début de son existence, entre 1936 et 1937, Soyuzmultfilm fera beaucoup de films d’animation très proches des canons Disney. Des animaux anthropomorphes qui vivent des aventures comiques en musique. Des histoires souvent gentilles et inoffensives mais sans intérêt comme A noisy voyage (1937) de Leonid Amalrik. Cette tendance va perdurer quelques années, mais s’amenuisera peu à peu. Il serait toutefois très injuste de réduire le cinéma d’animation soviétique à une imitation de Disney. Dès 1938, le style évolue significativement. Les films sont de plus en plus inspirés de contes variés, occidentaux, russes ou plus exotiques. On trouve ainsi une adaptation du Petit Poucet, des Musiciens de Brême, mais aussi du folklore russe avec Ivashka and Baba-Yaga (1938) réalisé par les sœurs Brumberg. En même temps que le fond évolue, le style s’émancipe pour aller vers un style soviétique de plus en plus reconnaissable. En fait, c’est bien simple, le cinéma d’animation évolue d’une année sur l’autre.

Ainsi, en 1939, il y a peu de contes. Ou du moins, ces contes sont passés au crible de la réalité immédiate. Moins d’animaux et d’aventures comiques à la Disney et moins de contes imaginaires : le réalisme socialiste pénètre l’univers du conte pour servir la politique. Par exemple : Grand-pa Ivan est particulièrement révélateur de cette tendance. La modernité a abattu la tradition folklorique qui se met au service du réel. Les anciens esprits des contes dotés de pouvoirs sont devenus des ouvriers qui contrôlent la météo. Mais la carte de l’enfance plus rêveuse n’est pas oubliée pour autant. Ivan Ivanov avec Moidodir et Leonid Amalrik avec Limpopo proposent des aventures plus enfantines mais moins imaginaires et avec une morale destinée aux jeunes. Tous ces films ont le mérite de montrer une émancipation de plus en plus visible du style des studios aux grandes oreilles. Les deux films cités au-dessus sont considérés comme le commencement d’un style purement soviétique. L’année 1939, c’est également l’année du retour des films d’agit-prop dans le plus pur style du réalisme-socialiste. Destination, la victoire et Chroniques de guerre évoquent la réussite des plans quinquennaux et la puissance militaire qui n’a cessé d’augmenter depuis la guerre civile après la révolution.

N’oublions pas Alexandre Ptouchko. Ce dernier, à la suite du succès du premier long-métrage d’animation soviétique en volume Le Nouveau Gulliver (1935), ouvrira son propre studio (au sein de Mosfilm) d’animation en volume. En quatre ans, sortiront de ce studio une douzaine de courts-métrages en stop motion, souvent basés sur le folklore russe. Ces films auront le mérite de proposer une alternative à la technique du dessin animé en vigueur chez Soyuzmultfilm. Ils adapteront principalement des fables de Ivan Andreïevitch Krylov comme The Wolf and the Crane (1936). Mais citons surtout : Le Conte du pêcheur et du Petit poisson (1937) et La Petite Clef en or (1939), tous deux d’Alexandre Ptouchko. Le premier est une merveilleuse adaptation en couleurs d’une histoire d’Alexandre Pouchkine. Quant au second, il s’agit du second long-métrage d’animation soviétique et d’une revisite superbe de l’histoire de Pinocchio.

La seconde partie des années 1930 est donc marquée par de nombreux évènements et par une évolution rapide du cinéma d’animation qui oscille entre films pour enfants, contes et agit-prop. Le pays commence à trouver son propre style à l’orée des années 1940.

Puis, en 1941 éclate la Grande Guerre patriotique. Les studios évacuent alors à Samarkand avant de revenir à Moscou en 1943. De 1941 à 1945 la production sera axée en partie sur l’agit-prop avec We beat, beat and will beat (1941) ou The song about Tchapaev (1944). Les sujets alterneront entre la lutte contre le fascisme, le soutien de la population à l’effort de guerre et la valorisation du courage soviétique. Le studio manquera naturellement de moyens, et plusieurs membres ne reviendront pas de la guerre quand d’autres garderont des séquelles physiques. Néanmoins, tous les films de cette période ne seront pas des films de propagande. L’un des films les plus importants de ces années-là est le Conte du tsar Saltan (1943) de Ivan Ivanov qui annonce les chefs-d’œuvre de la décennie suivante. D’ailleurs, en 1945, Soyuzmultfilm ne produira que des contes, signe de la fin de la guerre ? Toujours est-il que jusqu’à la fin des années 1950, la production soviétique se consacrera essentiellement à l’enfance, avant de connaître un second souffle.

Pour l’heure, voici les films promis, avec, cela va de soi, beaucoup d’images !

Table des matières

1.Préambule
2.Introduction
3.Liste films d’animation 1924-1930




1.Alexandre SUMPF, RÉVOLUTIONS RUSSES AU CINÉMA Naissance d’une nation : URSS, 1917-1985, Armand Colin, 2015, p. 29.
2.Caroline DAMIENS « Le cinéma d’animaion d’agit-prop et le monde enchanté de la modernité : projeter Le Petit Samoyède aux confins du Nord de l’URSS », COLLECTIF, Slovo, 2019, À l’Est de Pixar : le film d’animation russe et soviétique, numéro coordonné par Hélène Mélat, Presses de l’Inalco, pp. 50-51.
3.Alexandre SUMPF, RÉVOLUTIONS RUSSES AU CINÉMA Naissance d’une nation : URSS, 1917-1985, Armand Colin, 2015, p. 23.
4.Ibid., p. 24
5.Caroline DAMIENS « Le cinéma d’animaion d’agit-prop et le monde enchanté de la modernité : projeter Le Petit Samoyède aux confins du Nord de l’URSS », COLLECTIF, Slovo, 2019, À l’Est de Pixar : le film d’animation russe et soviétique, numéro coordonné par Hélène Mélat, Presses de l’Inalco, pp. 51-52.
6.Alexandre SUMPF, RÉVOLUTIONS RUSSES AU CINÉMA Naissance d’une nation : URSS, 1917-1985, Armand Colin, 2015, p. 50.
7.Pascal VIMENET, « Le Nouveau Gulliver : montagnes russes et fantasmagorie soviétique », COLLECTIF, Slovo, 2019, À l’Est de Pixar : le film d’animation russe et soviétique, numéro coordonné par Hélène Mélat, Presses de l’Inalco, p. 112.
8.Alexandre SUMPF, RÉVOLUTIONS RUSSES AU CINÉMA Naissance d’une nation : URSS, 1917-1985, Armand Colin, 2015, p. 37.
9.Ibid., p. 38.
10.Ibid., p. 39.
11.Pascal VIMENET, « Le Nouveau Gulliver : montagnes russes et fantasmagorie soviétique », COLLECTIF, Slovo, 2019, À l’Est de Pixar : le film d’animation russe et soviétique, numéro coordonné par Hélène Mélat, Presses de l’Inalco, p. 113.
12.Ibid.

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