Voyage à Melonia
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Voyage à Melonia


Voyage à Melonia (Resan till Melonia) est le film d’animation suédois le plus cher à ce jour. Ce long-métrage, réalisé en 1989 par Per Åhlin, est probablement le meilleur de son auteur, considéré comme le père du cinéma d’animation suédois. Pourtant, en France, quand on se penche sur sa filmographie, il apparaît que seules ses productions récentes sont disponibles chez nous en VOD ou en DVD. Qui plus est, il s’agit à chaque fois de titres destinés à l’enfance. Ce « choix » aurait tendance à faire croire au spectateur que le réalisateur suédois n’aurait créé que des œuvres enfantines… Quelle erreur ! C’est sûr que si vous regardez Laban le petit fantôme (Lilla spöket Laban, 2006) ou Les Aventures d’Émile à la ferme (Emil och Ida i Lönneberga, 2013), les premières œuvres de Per Åhlin auront de quoi vous étonner. C’est bien le problème avec les choix éditoriaux qui influencent notre appréciation du travail d’une personne par les conséquences de leurs décisions.

Pour être honnête, il semble que Per Åhlin n’est pas tellement connu par chez nous, hormis, comme je l’ai évoqué plus haut, pour quelques productions récentes. L’homme, né en 1930, est toujours en vie. Nul doute que lorsque sonnera son glas, une pluie d’honneur lui sera dédiée, célébrant le grand créateur qu’il aura été. À chaque défunt sa célébration posthume, toujours trop tard… Néanmoins, dans son pays, Per Åhlin n’est pas un oublié.

Comme souvent dans le milieu artistique, il faut avoir plusieurs talents. Per Åhlin a commencé comme illustrateur dans une agence de publicité, a été décorateur de théâtre, dessinateur d’affiches et de livres pour enfants… Un bagage primordial pour qui veut se lancer dans le cinéma d’animation. Per Åhlin est réputé pour sa collaboration avec le duo comique suédois Hasse et Tage connu également sous les noms de Hasseåtage ou de AB Svenska Ord. Ce duo est composé de Hans Alfredson et de Tage Danielsson. Les deux hommes se sont distingués par divers spectacles et un nombre assez important de films. Leur humour est un mélange haut en couleur de burlesque, de surréalisme et de satire. Il est d’ailleurs bien dommage qu’ils soient si peu présents chez nous. Si vous en avez l’occasion, n’hésitez pas à farfouiller dans leur filmographie, vous découvrirez du cinéma non conventionnel.

Tage Danielsson s’est distingué par un film un peu plus connu qu’il a réalisé en 1984 : Ronya, la fille du brigand (Ronja Rövardotter), adapté de l’œuvre éponyme de l’autrice Astrid Lindgren, la mère de Fifi Brindacier. Il s’agit d’un très bon film d’aventure magnifiquement filmé dans une belle nature, une démarche typique des films d’aventure ou fantastiques des pays nordiques.

Le studio Ghibli, sous la direction de Goro Miyazaki, a également adapté le livre de la romancière sous la forme d’une série animée en 2014 : Ronya, fille de brigand (Sanzoku no Musume Rōnya).

Per Åhlin participera à certains films du duo Hasseåtage en s’occupant des passages animés et de quelques compositions graphiques comme pour le très décalé : Les Folles Aventures de Picasso (Picassos äventyr, 1978).

En dehors de cette collaboration, Per Åhlin fondera en 1967 la société de production de films d’animation PennFilm Studio AB qui produira, entre autres, l’ensemble de ses réalisations. C’est ainsi qu’il signe en 1968 avec Tage Danielsson, ce qui est considéré comme le premier long-métrage d’animation suédois : I huvudet på en gammal gubbe (Dans la tête d’un vieil homme). Il s’agit en fait d’un mélange de film live et de dessins animés. Toujours est-il que le sujet et le style tranchent avec les travaux plus récents de Per Åhlin. Ici, nous sommes dans la tête d’un vieillard qui, parqué dans une maison de retraite, se souvient de ses jeunes années. Un sujet plutôt engagé pour un film d’animation. Quant au style visuel, il n’est pas en reste, avec une influence surréaliste et des métaphores sexuelles explicites que n’auraient pas reniées les représentants de la contreculture du cinéma d’animation : Ralph Bakshi et Picha, le dessinateur et réalisateur de films d’animation belge. Le film est visible ici en suédois sans sous-titres : https://www.bitchute.com/video/auikJI0JzxK9/

Il apparaît en effet que les premiers travaux de Per Åhlin se rapprochent plus de ceux de la contreculture des années 1960-1970 que ceux d’un Walt Disney et c’est très bien. Ainsi en est-il de sa production la plus connue : Voyage à Melonia.



Voyage à Melonia est un film hybride. Il tire ses origines de la littérature puisque c’est une adaptation très personnelle de La Tempête de Shakespeare. Plusieurs clins d’yeux sont présents, j’y reviendrai. On note également une influence d’Oliver Twist de Charles Dickens.

Penchons-nous maintenant sur l’histoire proprement dite. Le scénario s’articule autour d’une opposition entre deux îles : Melonia et Plutonia. La première est une sorte d’utopie verte luxuriante, tandis que la seconde, baptisée en référence au dieu des enfers grec (romain pour le coup), est une dystopie industrielle où règne un féroce capitalisme. Melonia n’est habitée que par une poignée d’hommes et de créatures qui s’évertuent autant que possible à préserver un écosystème très riche. Il faut savoir que Melonia est la dernière île encore intacte à ne pas être tombée entre les mains des capitalistes et n’est pas encore souillée. Ce n’est pas pourtant pas faute d’essayer. Effectivement, les boss de Plutonia, Slug et Slag (de bons noms ridicules pour des méchants) ont en tête de s’approprier Melonia afin de la salir en y installant des industries polluantes.



Il est à craindre avec ce genre de pitch, un certain manichéisme, et il serait hypocrite de dire qu’on y échappe. La caricature capitaliste est bien gratinée, nous rappelant l’heure glorieuse où les Soviétiques ridiculisaient avec lucidité le capitalisme américain. Toutefois, l’opposition entre deux mondes a toujours été très pratique pour combattre des idées et mettre en avant des valeurs. Et puis bon, on tape ou on tape pas !

Le film s’ouvre sur un bateau faisant voile vers Melonia. À son bord, Slug et Slag, les deux méchants de l’histoire. Mais aussi, Ferdinand, un enfant échappé de Plutonia qui vient chercher refuge sur Melonia. Le navire n’a pas échappé à l’attention de Prospero, le magicien tout puissant de Melonia qui, bien que personnage connoté positif, se conduit presque comme un dictateur avec certains habitants de l’île. Bien que le scénario dispense un certain manichéisme, les personnages sont nuancés.



Prospero protège sa dictature verte et n’hésite pas à utiliser les grands moyens en perpétrant des actes de terrorisme. Un bateau arrive vers l’île dans l’intention évidente de la souiller ? Qu’importe ! Envoyons-le par le fond et tant pis pour les dommages collatéraux. Voir un « gentil » se battre ainsi pour ses convictions sans faire dans le simplisme ou la gentillesse ridicule procure un sentiment de fraîcheur et affiche clairement la couleur. Dès le début du film le ton est très adulte et les protagonistes sont épais. Comment arrêter les méfaits du capitalisme, de la destruction aveugle quand celle-ci agit par elle-même de façon déraisonnée ? Parfois, seule la violence paraît possible. Nous sommes à 10 000 lieux des gentils de films d’animation plus conventionnels qui refusent souvent la violence. Ici, ce genre de considérations n’a pas cours. Ainsi, Prospero n’hésite pas à se salir les mains, bien qu’il envoie les autres le faire à sa place.



Par cet usage de la force quand elle est nécessaire, Prospero ne fait montre d’aucune pitié et ne s’embarrasse pas de morale. Est-il plus moral de se laisser faire ? Il ressemble en cela beaucoup aux héros des films de Ralph Bakshi, en particulier le paresseux et un peu pervers (avec un goût pour la boisson) magicien Avatar de Wizards (1978). Ce genre de héros, volontiers anti-héros, colle plus à la réalité et s’inscrit dans une contreculture qui venait nuancer les propositions animées de l’époque, dominées par un grand studio. Il est plaisant de voir un Prospero (très gentil par ailleurs) ne pas hésiter à employer des moyens radicaux. Le ton, parfois incisif du film, est également proche de celui de Bakshi, sans l’atteindre non plus.

Les films de la contreculture se démarquaient également par un style graphique économique, moins rond, moins parfait, plus brouillon que les films de Disney. Autant signe de budget moindre que d’une forme artistique reconnaissable : la fameuse animation low cost. Cette animation était caractérisée par des contours moins dessinés, une animation moins bonne… Mais elle caractérisait une œuvre un peu plus engagée. Il ne s’agit pas de films non achevés comme le pense certains, mais d’un choix assumé. Par exemple, ce qui peut marquer dans Voyage à Melonia, c’est le physique des personnages, peu appliqué il est vrai. Sans parler des visages de Slug et Slag, qu’on dirait sortis d’un tableau de Picasso. Mais c’est bien là l’intérêt de ce film : un style à part. Exit les copieurs de Disney ou Pixar, privilégions une vision du monde. Les personnages sont ainsi déformés, les décors, eux par contre, bénéficient d’une plus grande attention. Comme souvent dans ce type de production, on préfère une plus grande caractérisation à la technique.

Ne soyons pas mesquins pour autant, l’animation est loin d’être mauvaise. Mais si j’en crois la misérable critique du film lue sur SensCritique (par un dénommé Casse-Bonbon, il n’y a pas de hasards) qui donne au film une note de 2/10 (là où sur IMDb elle monte à plus de 7/10), certains spectateurs que je suppose biberonnés aux films d’animation de grand standing ont visiblement du mal avec « ce qui est différent » ou qui ne rentre pas dans les rails d’une animation institutionnelle à coups de millions de dollars. D’où l’intérêt de prendre du recul, de voir de l’ancien et de l’ailleurs, de ne pas regarder uniquement ce que proposent les salles de cinéma. Et surtout, de prendre des cours de critiques de films. Voici le texte intégral de cette « critique » qui ne mérite même pas d’être appelée comme cela. Elle est d’ailleurs aussi courte que peu crédible : « J’ai mis deux étoiles à ce film, pour son audace, mais en ce qui concerne la qualité visuelle et l’histoire, il n’en mériterait aucune. L’histoire est peu crédible, tout comme les personnages. Le rendu visuel fait mal à la tête. L’ambiance sonore et la musique sont épouvantables. Il n’y a rien à récupérer, tout à jeter, excepté l’énergie mise en œuvre pour casser les codes de ce qu’il se fait d’ordinaire dans le cinéma d’animation. En conclusion, je ne vous conseille pas de perdre votre temps avec cette nullité. » Aucune nuance, aucune pertinence, aucun respect de l’œuvre. J’y reviens plus bas dans les commentaires pour ne pas polluer davantage l’article.



Déjà, la musique a reçu un prix et pour ma part, je l’ai trouvé très bonne. Pour l’anecdote, Voyage à Melonia a reçu deux prix aux Guldbagge Awards en 1990 (récompense filmographique suédoise officielle attribuée chaque année depuis 1964 par l’Institut suédois du film.) L’un pour Per Åhlin et l’autre pour Björn Isfälts, le compositeur. Après, bon, que dire devant autant de mépris, de bêtise, d’incompréhension : « tout à jeter », non mais sérieux… Si les choix de mise en scène ne plaisent pas, ils ne doivent pourtant pas influer sur la critique.

Pour en revenir au film lui-même, il a le mérite d’avoir son style et demeure malgré tout le film d’animation le plus cher de l’histoire suédoise avec un budget de 3.5 millions de dollars, la faute à une production particulièrement longue s’étalant de 1982 à 1987.

J’évoquais le fait que l’animation du film le reliait aux œuvres de la contreculture, mais ce n’est pas là sa seule spécificité. Voyage à Melonia est un étonnant mélange de dystopie, de fable écologique, de critique, de fantastique (le magicien), et même de science-fiction.

L’île de Melonia est un surprenant jardin à ciel ouvert. Toutefois, il faut bien quelqu’un pour s’occuper de toutes ces plantes, un jardinier du nom de Caliban. Ce personnage, authentique habitant de l’île, semble être le seul natif. C’est probablement le physique le plus atypique du film. Son visage est en effet composé de légumes, ce qui ne manquera pas de rappeler les tableaux maniéristes du peintre Giuseppe Arcimboldo. Le choix d’un personnage de légume vivant est profond dans la mesure où cela indique une fusion avec l’esprit même de l’île, il est une incarnation vivante de l’énergie qui permet aux plantes de s’épanouir. Car oui, les végétaux de cette île bénéficient d’une vie hors norme favorisée par une sorte de fluide magique qui parcourt le territoire. Caliban est soumis au magicien Prospero qui l’oblige à s’occuper de toutes les plantes sans un instant de répit. Or, si Prospero semble très puissant, il tire en réalité sa force de l’énergie de l’île, ce qu’il semble avoir oublié. On le voit, le film devient dès lors plus subtil qu’il n’y paraît. Le « gentil » Prospero ayant recours à la violence, à la contrainte et se distingue par un orgueil important.



En effet, même si l’environnement sur Plutonia a été ravagé par les usines capitalistes, Prospero incarne, malgré son rattachement aux gentils, l’homme conquérant qui ne respecte la nature que s’il la contrôle. Il est l’homme qui veut tout dominer, non pour produire, certes, mais pour lui-même, ce qui en un sens est peut-être pire. En réalité, le vrai héros du film sera Caliban, qui vers la fin détruira Plutonia et se libérera de ses chaînes.

D’ailleurs, soyons honnêtes, cette puissante magie avec laquelle Prospero booste les plantes, est une sorte de super engrais, une manipulation génétique en somme, bien que magique. Une manipulation humaine que l’on retrouve dans d’autres films d’animation de science-fiction. Il nous est permis de penser à la nature totalement sous contrôle du film Gandahar (1977) du Français René Laloux, produit par la France et la Corée du Nord (toujours marrant de le souligner). Dans ce film, les scientifiques ont réussi à dompter la nature à tel point qu’il n’y a plus rien à faire, plongeant les habitants dans une sorte d’apathie. La fable qu’est Voyage à Melonia est également à rattacher au mouvement de prise de conscience écologique incarné par le film La Forêt d’émeraude (1985) de John Boorman.

On peut aussi rapprocher Voyage à Melonia d’un autre film d’animation français : Le Voyage du prince (2019) de Jean-François Laguionie suite indirecte du film Le château des singes (1999). Ce long-métrage est également une sorte de dystopie qui dénonce une manipulation de la société et encourage un retour à un mode de vie plus sain et écologique. D’ailleurs, le village dans les arbres rappelle beaucoup celui de Melonia, lui aussi arboricole.

Vous savez que j’aime beaucoup relier les œuvres entre elles, de façon à étendre les pistes de réflexions, de recherches, et tout simplement pour montrer l’interconnexion des humains dans le monde. Le problème se pose des personnes trop spécialisées (une question que s’est beaucoup posée l’écrivain Philip K. Dick). Par exemple, un journaliste spécialisé dans le cinéma d’animation japonais aura une vision lacunaire du cinéma japonais dans son ensemble, s’il ne connait que l’animation. Le monde du travail et la société imposent une sorte d’hyperspécialisation, qui, à mon avis, se fait au détriment d’un recul et d’une compréhension plus importante. À l’inverse, un spécialiste du cinéma live japonais ne pourrait connaître que Hayao Miyazaki, et avec un peu de chance Makoto Shinkai. Je simplifie volontairement, mais je suis toujours surpris de voir l’étanchéité de certaines revues/personnes qui parlent au final d’un médium commun et qui semblent se complaire à s’ériger en défenseurs séparés les uns des autres… Bref, voilà pour cette petite ellipse.

Revenons au film. J’ai expliqué au début que Prospero avait coulé le bateau de Slug et Slag. Manque de bol, ils ont survécu et s’emparent du jardinier ainsi que de la potion magique qui fait grandir les plantes. L’heure est grave, Prospero, sa fille Miranda, Ferdinand (le garçon évadé) et quelques créatures se rendent alors sur Plutonia. L’occasion d’une sacrée visite touristique !

Plutonia, c’est un ciel de plomb, des cours d’eaux pollués, des animaux morts, une nature qui n’existe plus que dans le dictionnaire. Mention spéciale pour l’appartement de Slug et Slag avec animaux empaillés, peau de fauve sur le sol, armes accrochées aux murs et pour couronner le tout : un beau tableau du champignon atomique ! Le capitalisme qui se vautre dans toute sa splendeur : la destruction, la conquête et la guerre. Le capitalisme ne peut fonctionner que dans des périodes de fort développement économique… Périodes qui découlent souvent d’une guerre… Il faut reconstruire, alors c’est bon pour le capitalisme… Cela ne vous rappelle rien ? L’après Seconde Guerre mondiale par exemple ? Période très lucrative pour les États-Unis… Mais attends, ils ne sont pas en train de vendre des armes aux Ukrainiens ? Bouh les méchants Russes, et les gentils Américains qui s’en mettent plein les fouilles au passage ! Une bonne guerre pour relancer un mode économique à bout de souffle… Pardon, je dois certainement avoir l’esprit mal tourné pour faire un rapprochement avec d’anciennes guerres, celle-là est bien différente…



En fait, Plutonia c’est le capitalisme forcené, celui des usines, de la production de masse, de la consommation, et des armes… Les États-unis ? Les usines de Plutonia sont en réalité des fabriques d’armes pour la conquête du monde. Une caricature ? Personnellement, je ne trouve pas. Que sont certains pays d’Asie, sinon des esclaves du grand capital dont les employés sont payés une misère pour produire un objet vendu à l’autre bout du monde ? Qui plus est, sur Plutonia, ce sont les enfants qui travaillent au doux son du fouet. L’aliénation et le désespoir sont tels que les ouvriers se font littéralement avalés par l’un des patrons, transformé pour l’occasion en machine mangeuse d’hommes. C’est exactement ça, le capitalisme dévore les humains. Une métaphore qui bien évidemment rappellera Metropolis (1927) de Fritz Lang, mais également Le Roi et l’Oiseau (1980) de Paul Grimault. Le traitement déshumanisant invoque aussi le film Les Temps modernes de Charlie Chaplin qui n’a eu de cesse de s’en prendre à l’Amérique. On a tendance à l’oublier, mais Chaplin était devenue la bête noire du FBI, à tel point qu’il fut persécuté, traité de communiste, pour finir expulsé de son propre pays…



Tiens, puisqu’on parle de communisme, il y a un lien évident entre Voyage à Melonia et un célèbre film de marionnette soviétique : Le Nouveau Gulliver d’Alexandre Ptouchko (1935). Dans ce long-métrage remarquable, un enfant découvrait que Lilliput était en réalité une dictature capitaliste qui exploitait les ouvriers en sous-sol pour fabriquer quoi ? Des armes ! Bien sûr, le gentil pionnier soviétique libérera tout ce beau monde. Or, que va faire Ferdinand, lui qui a réussi à fuir l’esclavage ? Il va délivrer le peuple, libérer les enfants de la tyrannie du capitalisme.



Je parierai d’ailleurs que Per Åhlin devait avoir une forte sympathie pour le communisme. Puisqu’une fois Plutonia détruite, Prospero se rendra compte de son erreur et déclarera : « Personne ne commandera, ma magie sera remplacée par le travail de tout le monde. » Donc, la force d’un seul devient une collectivité et une mise en commun des efforts de chacun… Je peux m’appuyer également sur ses travaux antérieurs. En 1974, Per Åhlin réalisa un autre long-métrage d’animation : Dunderklumpen, mélange de film live avec des acteurs et de dessins animés. Il évoquait encore une fois la nature, la liberté, d’une façon certes moins appuyée, plus poétique, mais les faits sont là. Ce qui retient surtout l’attention dans cette histoire, c’est l’antagoniste Biglouche. Plus lucide que méchant d’ailleurs. Il testait les gens en fabriquant de la fausse monnaie pour voir s’ils abandonneraient leurs principes et leur morale. Une grande lucidité et un triste fatalisme. Per Åhlin s’en prenait à l’argent roi puisqu’il faisait dire à Biglouche : « L’argent mène le monde au vice et à la corruption. » Et enfin, un dernier exemple pour entériner ma supposition.

Per Åhlin a réalisé un court-métrage animé de Noël à tendance sociale en 1975 : Sagan om Karl-Bertil Jonssons julafto (The Tale of Karl-Bertil Jonsson’s Christmas Eve). Ce film est très célèbre dans les pays nordiques puisqu’il est rediffusé chaque veille de Noël. L’histoire raconte le choix d’un jeune garçon de voler les cadeaux des riches passant entre ses mains (il travaille à la poste) pour les redistribuer aux pauvres. Cela lui vaudra de se faire traiter par son père de « communiste ». Comme si c’était mal de se prendre pour un Robin des Bois moderne. Au final, l’enfant sera récompensé pour son geste… Tous ces exemples tendent à démontrer (de mon point de vue) que Per Åhlin est un homme engagé, qui ne supporte pas l’inégalité, ni l’exploitation de l’homme par l’homme… Nous sommes très loin des productions inoffensives des années 2000 mises en avant chez nous.

Je n’ai pas évoqué les personnages d’Ariel et de William. Le premier est un oiseau plutôt bizarre et intelligent au service de Prospero. Quand au second, c’est un hommage à William Shakespeare dont le film est adapté de La Tempête. William (dans le film) ne s’exprime qu’en rimes, et veut faire de la vie un théâtre. Toujours dans la lune, il apporte à un film engagé, une touche de poésie et de rêverie. L’hommage ira jusqu’à faire jouer à William et aux autres personnages la vraie pièce de théâtre de Shakespeare. Une modestie et une reconnaissance agréable de la part du metteur en scène.



Finalement, pourquoi j’ai voulu faire un article sur Voyage à Melonia ? Déjà, parce que selon moi, c’est un très bon film. À cheval entre la contreculture par son graphisme, son propos et sa dénonciation sans filtre et le divertissement pour son humour, sa joie de vivre et sa poésie. Il montre qu’on peut faire de l’animation qui sort des sentiers battus, que l’animation n’est pas que pour les enfants. Cette idée reçue semble changée avec le temps, mais quelquefois, certains commentaires me font fortement douter. J’ai voulu également en parler car Per Åhlin est un nom incontournable du cinéma d’animation mondial. J’ai voulu présenter ce que je pense être son meilleur film, qui plus est engagé, quand tous ses films disponibles chez nous sont à destination des enfants, ce qui peut engendrer une vision fâcheusement réductrice.

J’ai voulu parler de ce film car il est politique. Il a plus de 30 ans, mais soyons francs, son propos, au regard de la crise climatique, politique (guerre), et sanitaire est d’une actualité sans équivoque. Regarder Voyage à Melonia c’est non seulement découvrir un pan entier du cinéma d’animation, mais c’est surtout se coucher moins bête. Les anciens films de Per Åhlin ne sont malheureusement pas disponibles facilement. Pourquoi ? Un constat fort triste, dans la mesure où se révèle en eux une culture et une sensibilité à fleur de peau. Pourtant, Dunderklumpen est sorti chez nous à la télévision dans les années 1980 en français, mais jamais en VHS ou en DVD. Il en est de même, je pense, pour Voyage à Melonia qui existe dans notre langue, mais n’a toujours pas de support à ce jour. C’est pour ce genre de films d’animation que j’ai créé L’Arène d’Airain et pour combattre les « critiques » déshonorantes qui ne devraient même pas être citées, hormis pour leur médiocrité.

Voyage à Melonia demeure un très bon film, qui a ses défauts il est vrai. Mais il donne tellement plus en retour, il est authentique, sans prétention, engagé, donne des pistes de réflexions, jette des ponts entre les cultures et plus que tout : prend les enfants pour des adultes. Son constat écologique sans appel rappellera un autre beau film d’animation, danois cette fois : Le Secret de Moby Dick (1984) de Jannick Hastrup.

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