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Le fil de la vie : le film de marionnettes ultime ?

Il n’existe pas assez de mots dans le dictionnaire ni dans mon vocabulaire pour dire tout le bien que je pense du Fil de la vie. Il y eut un avant et un après. Le fil de la vie est le film d’animation ultime de marionnettes ou son exemple le plus abouti. Il est l’alpha et l’oméga de cette technique. Il a été réalisé en 2004 par une équipe danoise dirigée par Anders Rønnow Klarlund dont c’est le seul film d’animation à ce jour. Il est bien rare de voir un film dont la forme soit autant en adéquation avec le fond. Elle devient ici le moteur même du récit ; elle en devient si évocatrice que le fond s’imbibe en elle, tant et si bien que, cher spectateur, tu me croiras ou non, mais jamais il ne m’a semblé que film soit réfléchi à ce point-là. La mise en scène parvient à englober, dans un seul et même corps fait de fils, de bois, de pellicules et de sentiments, la vie, la mort, le propos et le squelette des marionnettes. La sève se fait bois, le bois se fait marionnette, la marionnette se fait propos, la vie de la marionnette se fait forme. Et Dieu créa le monde.

Réputée pour être difficile, la technique de la marionnette comprend de nombreux écueils. Par exemple, outre la manipulation, le tournage est bien plus laborieux à cause de la contrainte de filmer image par image. De même, on ne peut changer l’angle de prise de vue de la caméra qu’entre les plans, et non pendant. Pour donner l’illusion du mouvement, la marionnette doit être déplacée et photographiée en 24 images par seconde, ce qui fait théoriquement un total de 1400 photogrammes par minute. Même si on « a réduit ce nombre en filmant deux fois simultanément la marionnette à chaque fraction de mouvement, et en augmentant la distance qu’elle parcourt. »¹ Le nombre de photogrammes tombe alors à 720, ce qui reste colossal. Pour son long-métrage de marionnettes, Le Roman de Renard, Ladislas Starewitch a mis pas loin d’une dizaine d’années avant de l’achever en 1937. En comparaison, Le fil de la vie a nécessité quand même quatre ans de production avec plus de 150 personnes, là où Ladislas Starewitch a réalisé son film en famille.

Un autre obstacle de taille est la difficile utilisation des décors. En effet, ceux-ci étant miniaturisés, il faut les éclairer fortement avec moult lumières. En plus des risques d’incendie, un trop grand éclairage peut créer l’apparition d’ombres indésirables. Il arrivait alors qu’on fasse le choix de privilégier la technique à l’esthétique, du moins jusqu’aux films de Jiri Trnka après la Seconde Guerre mondiale. Puis vient la question de l’expressivité de la marionnette. Celle-ci est en effet problématique dans la mesure où les visages sont souvent figés, ce qui peut déplaire à certains spectateurs qui auront du mal à s’immerger dans l’histoire. Pour résoudre ce problème, on pouvait créer des versions alternatives d’une même marionnette pour les différents besoins d’une scène. Ainsi, pour les exigences de son film Le nouveau Gulliver en 1935, le réalisateur soviétique Alexandre Ptouchko a dû créer plus de 1500 figurines avec têtes amovibles pour exprimer diverses émotions. Dans le cas du Fil de la vie, le personnage principal, Hal, nécessitait pas moins de trois marionnettes.

Enfin, le dernier problème, mais non le moindre, est bien sûr la manipulation des marionnettes à fils. Au fil du temps, le nombre de ces derniers a augmenté pour permettre une animation plus fluide et complexe des pantins. Seulement, plus il y a de fils sur l’écheveau, plus cela demande d’animateurs. On pouvait monter jusqu’à dix fils par marionnette, dans certains cas beaucoup plus. Il est en outre quasiment impossible d’animer une marionnette intégralement.

Qui serait donc assez barjo pour se lancer dans un film d’animation en marionnettes à l’heure du numérique ? Eh bien, il y a encore heureusement des fadas, des passionnés et des artistes poètes.

Comme je le soulignais plus haut, l’une des contraintes majeures est le nombre de fils. Au cinéma, on essaye de cacher les câbles des cascadeurs ou les fils des marionnettes. Dans Le fil de la vie, le choix a été fait de les laisser apparents. D’ailleurs ils sont montrés dès le générique qui propose une courte visite des coulisses filaires.


D’une contrainte, on a fait un avantage. Il s’agit à ma connaissance du seul à le faire. Idée lumineuse tant elle va apporter une identité visuelle et scénaristique au film ainsi qu’un spectre d’interprétation d’un niveau supérieur. Si, en temps normal, la marionnette prend vie grâce à ses fils, ce n’est qu’une vie physique. Elle n’a du moins pas conscience d’être en vie et encore moins de pouvoir mourir, c’est un objet inerte. Les personnages du Fil de la vie, eux, ont cette conscience aiguë de la vie et de la mort. Ils sont même une sorte d’incarnation de l’existentialisme.

L’étymologie du latin « animare » signifie « donner la vie par le mouvement ». Pourtant, Le Fil de la vie ira bien plus loin que ce sens basique. Le spectateur peut voir en permanence les personnages agir tout en étant reliés au ciel par leurs fils.


Un choix qui a le mérite d’expliciter une donnée mentale importante : les personnages ont conscience d’être en vie, de pouvoir mourir et même de pouvoir se donner la mort. Le suicide sera même un outil scénaristique important. Dès lors, bien loin du film de fantasy classique, cette capacité existentielle confère au métrage un pouvoir dramatique puissant, puisque les personnages savent que leurs actions peuvent les mener à leur perte. Combien de films d’animation ont cette honnêteté et cette audace ? Tout l’enjeu du film est porté par ces fils au bout desquels s’agitent des hommes, des femmes et des enfants qui vont vivre une histoire, la nôtre, car ces marionnettes nous ressemblent décidément trop.

« Humain trop humain » disait Nietzsche. Comme le film relève de la fantasy, il est un miroir de la civilisation humaine. Le scénario voit s’affronter deux peuples : la cité d’Hébalon et la tribu des Zeriths. Le roi d’Hebalon, Kharo, qui est mort peu de temps après le début de l’histoire, lègue son royaume à son fils Hal Tara en lui conjurant de faire la paix. Mais son oncle, le perfide Nezo, voit l’opportunité de s’emparer du pouvoir. Il accuse les Zeriths d’être responsables de la mort du défunt roi. Les deux peuples sont en guerre depuis des générations, la foule peut volontiers croire à un tel mensonge, ainsi que le fils héritier lui-même, facilement manipulable. Ce dernier se lance alors dans une croisade vengeresse au cours de laquelle il découvre que tout n’est pas aussi manichéen que sa cage dorée semblait lui faire croire… Le parcours d’Hal pour retrouver les Zeriths va peu à peu l’amener à se découvrir et apprendre la part de monstruosité que cachait son père et qui coule dans ses propres veines.

L’histoire pourrait faire craindre un certain manichéisme, mais il n’en est rien. Ce scénario plutôt classique permet en fait de dresser le cadre nécessaire à un niveau de lecture bien plus élevé qui constitue le vrai intérêt du film : les fils. Ils sont le cœur et la peau. Au-delà de l’histoire, ces derniers vont apporter une dimension symbolique, onirique et philosophique qui enlace le film d’une poésie spirituelle et universelle.

Il est rare d’avoir des personnages si conscients d’eux-mêmes, à tel point que c’est perturbant de voir des marionnettes avoir un comportement humain. Les pantins nous ressemblent puisqu’ils sont faits à notre image. Il y a une sorte de mimèsis renforcée par la décision de laisser les fils visibles. Une mimèsis dans tous les sens du terme. Par ce choix, le fil sert de lien avec la marionnette, qui devient littéralement vivante, faisant ainsi écho au réel, puisque le fil qui donne vie au personnage au sein du métrage est le même que celui qui sert à la manipuler. Enfin, il y a mimèsis par le simple fait d’utiliser des marionnettes qui imitent des humains, car leur chara-design est naturaliste. D’ailleurs, cette utilisation des patins de bois va encore plus loin dans la mise en abyme, puisque l’une des particularités des marionnettes renvoie directement à l’intégrité physique de l’Homme. Elles sont assemblées de plusieurs parties qu’elles peuvent perdre. Néanmoins, elles sont remplaçables, mais au détriment du corps d’un autre. S’il s’avère qu’un homme perd une main, il peut se servir sur le corps d’un autre, un peu comme à la façon du film Never let me go (2010) de Mark Romanek. L’esclavage est donc une question essentielle, puisqu’il permet d’avoir une réserve de matériaux et de corps au besoin des plus puissants.


L’ancien propriétaire devient donc handicapé à vie. Une scène encore plus forte renvoie directement à la Créature de Frankenstein. Le fait de pouvoir se servir sur le corps d’une marionnette est une autre brillante réflexion sur la forme de l’outil au service du fond. Cette particularité aura tôt fait de nous renvoyer à notre propre histoire avec nos blessés de guerre ou nos handicapés. Les esthètes passionnés de chirurgie esthétique ne donneraient-ils pas tout ce qu’ils possèdent afin de pouvoir remplacer une partie de leur corps aussi facilement qu’en vissant un boulon ? Nous touchons là à la jeunesse éternelle, au fait de pouvoir changer son corps d’être humain en cyborg plus pratique ; nous touchons à la science-fiction et à un fantasme de l’être humain. Je vous avais bien dit que ce film était riche.

L’idée d’utiliser les fils au profit du scénario est un tour de force artistique. Ils sont la matérialisation de nos vies, de celles des marionnettes qui nous renvoient perpétuellement à nous-mêmes. Anders Rønnow Klarlund disait : « Ce thème de la marionnette et de ses fils qui devient le symbole de la condition humaine, du lien avec ses parents, ses ancêtres, ce qu’ils ont pu faire… Le fil de nos ancêtres est une métaphore visuelle sur laquelle nous pouvions jouer énormément. »² Ils font bien plus que de faire un pont entre le monde de la réalité et celui de la fiction. Ces fils que nous voyons tout le temps sont la vie des personnages. Ils descendent du ciel pour leur donner naissance, de la même manière que notre cordon ombilical nous raccroche à notre mère. Le fil donne vie à la marionnette, mais ici dans un sens littéral, et il est bien rare de voir des personnages conscients de leur propre mortalité. Cela leur confère une humanité et une fragilité que l’on sent dans chacun de leurs mouvements. Tout le film est une mise en abyme de la condition humaine dans ce qu’elle a de comportementale et dans la vulnérabilité de notre propre existence. Vraiment, le syncrétisme qui se dégage de la pellicule est presque religieux. Le fil incarne la transition entre le réel et le fictif, entre le fictif et le réel, à tel point que l’on ne regarde plus un film, mais le chemin de notre vie. Il est le chemin à suivre, celui au-delà duquel il faut s’élever. La forme est en telle cohérence avec le fond que Le fil de la vie est pour moi un petit chef-d’œuvre, tant il est difficile de faire cohabiter fond et forme à ce point-là. Tout le métrage est une métaphore filée de la vie humaine.

Les fils sont les mêmes que ceux qui, invisibles, nous relient à Dieu ou au destin. Le film est d’ailleurs imprégné par l’idée de liens. L’utilisation au premier degré des fils des marionnettes n’est pas seulement une très bonne idée, mais elle est aussi en cohérence totale avec le propos. L’équipe du film a étendu l’idée à son apogée. Les fils ne représentent pas seulement la vie et la mort, ils symbolisent aussi une pensée bouddhique. Tous les êtres sont liés par l’existence et les actions de l’un auront une répercussion sur l’autre. C’est ce que démontre très bien Zita, la jeune chef des Zeriths : « Je finis là où tu commences, et là où tu finis je commence. » Paroles très poétiques pour rappeler les conséquences de chacun de nos actes sur notre monde. Mais la couronne de la spiritualité revient à la douce Jhinna, la sœur de Hal, qui pousse la métaphore à son paroxysme. Elle fait vibrer l’air de ses doigts comme les fils d’une harpe afin de ressentir la vie de son frère : « Dans le ciel nos fils se rejoignent, c’est comme si on jouait un air de musique dessus, c’est comme si mes fils vibraient. » Le premier degré est l’une des forces du film, tant les illustrations et métaphores sont belles et puissantes.


Le peuple de la cité d’Habelon et celui des Zeriths sont bien plus liés que ne le croit Hal. Liés par la destruction, par l’amour, par le cycle de la vie. L’histoire est en effet articulée sur le cycle immuable de la nature : la mort, la naissance, l’amour, la destruction, le renouveau. Toutes ces étapes sont iconisées par des scènes inoubliables. La mort du roi, la merveilleuse naissance d’un bébé (avec encore une fois une utilisation très intelligente des fils), l’amour qui peut unir deux peuples que tout semble opposer, la destruction tragique mais nécessaire à tout renouveau.



Destruction que l’on retrouve dans beaucoup d’œuvres de fantasy. Le massacre de ceux qui étaient là avant nous. Ainsi en est-il dans Le seigneur des anneaux, dans le Sorceleur ou Game of Thrones… Telle est la triste réalité : les Zeriths souhaitent simplement rentrer chez eux dans l’antique cité d’Abagos, celle qui s’appelle aujourd’hui « Habelon ». On apprend qu’ils ont été chassés de leur cité. Seulement, comme tout peuple qui s’est installé au détriment d’un autre voici très longtemps, il est difficile de quitter une terre sur laquelle vous êtes né. La solution est donc dans une union, dans un pardon mutuel qui passe par l’amour des jeunes héritiers de chaque peuple. Seuls l’amour, le pardon et l’oubli peuvent effacer ce que l’humain a perpétré. « Dans le ciel, nos fils se rejoignent », dit encore une fois Zita, probablement l’un des deux personnages les plus sages de l’histoire. Une façon poétique de rappeler aux humains que, nous le voulions ou non, nous sommes liés face à notre destin commun sur Terre, ce que ne contredirait pas Leiji Matsumoto avec La reine du fond des temps et Queen Millennia. Une donnée que les fils nous remémore en permanence. Tout comme les Shandias (peuple indigène dans le manga One Piece d’Eiichiro Oda) qui veulent reprendre leurs terres volées il y a des siècles par un autre peuple, les deux camps devront oublier pour aller de l’avant. On ne peut régler des siècles de conflits, la raison est tombée dans les siècles perdus. Une thématique très actuelle dans certaines zones de notre planète.

L’acceptation de l’autre, de sa différence et de sa propre mortalité, est au centre du film. Non seulement la présence continuelle des fils le rappelle sans cesse, mais c’est aussi le but avoué du scénario. Le scénariste et réalisateur du film, Anders Rønnow Klarlund, souhaitait que toutes les cultures du monde soient représentées dans les noms et les dessins du film. Quand on y réfléchit, le message n’est pas si différent de Tito et les oiseaux.

Une histoire universelle admirablement servie par le choix des marionnettes. Celles-ci nous ressemblent beaucoup, elles sont nos modèles réduits. De plus, leur particularité est qu’elles sont inexpressives, leurs lèvres ne bougent pas. Cela pourrait être un obstacle à l’immersion, mais il s’avère que non. Tout ici est métaphore. Les protagonistes parlent, seulement le fait de ne pas ouvrir les lèvres les rend en réalité encore plus universels, comme si c’était leur cœur qui parlait à travers l’écran. Ou encore une voix énigmatique venue d’on ne sait où. Tout est pensé pour que le spectateur puisse ne faire qu’un avec le personnage, le renvoyant perpétuellement à lui-même.

Par ailleurs, même si les personnages ne parlent pas, ils sont particulièrement expressifs grâce à la mise en scène. La couleur et le matériau des corps deviennent par exemple des symboles à part entière, une preuve de plus s’il en fallait une que la réflexion sur la matière est poussée. La jeune sœur d’Hal, Jhinna, est l’innocence incarnée. Son corps de porcelaine d’une pâleur laiteuse et immaculée la rend, dès sa première apparition, plus fragile et sensible que les autres. Comme si le destin en lui donnant ce corps annonçait le sort funeste qui l’attend.


L’expression et la vie des personnages viennent aussi des nombreux éléments naturels qu’ils doivent affronter. Ils se débattent dans la neige, sous la pluie, dans le désert, déploient une énergie sans mesure pour s’en sortir ; ils confirment qu’ils sont vivants et sont prêts à se battre pour survivre. La présence de ces nombreux éléments naturels confère une dimension biologique au film. Une présence massive plutôt rare dans ce genre de films qui permet de créer une atmosphère inhabituelle et nouvelle. Par contre, le travail des techniciens et des animateurs en devient particulièrement rude. Les marionnettes se cassaient ou la peinture s’écaillait à cause de la pluie et de la poussière. Anders Rønnow Klarlund disait à propos de Bernd Ogrodnik (l’un des marionnettistes) : « Lors de la dernière scène du tournage, des larmes se sont mises à couler le long de ses joues pendant de longues minutes. La pression et la fatigue ont été très fortes, car aux journées de tournage se succédaient de longues nuits où il fallait construire et réparer les marionnettes.»


Chaque lieu renvoie à un élément précis de l’histoire, souvent triste et parfois très noir. À chaque environnement nouveau, l’intrigue avance. Ainsi, la très belle scène de la « Bataille du lac des mille guerriers » déchire le voile de la vérité qu’ignorait Hal, en même temps qu’elle lui révèle une menace bien plus imminente. Il n’est nul besoin d’avoir des bouches ouvertes pour faire passer un message. Par ailleurs, la harpe, souvent déchirante, accompagne chaque décision des pantins de bois, finissant d’entériner la portée tragique, mais bien réelle de leurs actes. Par les épreuves qu’ils traversent, par leurs sentiments, par les décors, par l’utilisation particulière de leurs fils, par leur conscience d’exister, ces personnages sont parmi les plus vivants que j’ai vus.


Cette prouesse ne serait possible sans le travail magnifique des animateurs et de la direction artistique. Comme je l’ai mentionné au début, il est difficile de filmer des marionnettes et l’on se retrouve parfois à privilégier la technique au détriment de l’esthétique. Pourtant, depuis Jiri Trnka dans une certaine mesure, peu de longs-métrages avec des marionnettes ont réussi à unir technique et esthétique. L’un des seuls films de marionnettes à avoir atteint un tel niveau est Dark Crystal de Jim Henson, excusez du peu, quant à l’autre c’est bien sûr Le fil de la vie. J’ai précisé que les éléments naturels étaient très présents, cela va de pair avec les environnements. La jungle, les déserts de sable et de glace sont autant de paysages différents, donnant lieu à de magnifiques plans. Le réalisateur s’est d’ailleurs inspiré du peintre anglais William Turner pour l’univers visuel du film.


Les fils très présents, outre leur fonction existentielle, se trouvent être bien intégrés au film et lui confèrent une esthétique particulière. Même la vulnérabilité inhérente des fils de marionnettes au feu sera à l’origine d’une scène dramatique et de plans superbes. La scène a dû être délicate à tourner…


Il faut savoir que dix kilomètres de fils ont été nécessaires, auxquels il faut ajouter 115 marionnettes et plus de 150 personnes. Parmi lesquels, il convient d’évoquer le marionnettiste allemand Bernd Ogrodnik. Ce dernier, particulièrement connu pour Le fil de la vie, est actuellement l’un des meilleurs animateurs de marionnettes d’Europe. Il a notamment contribué au court-métrage de Pierre et le loup (2006) de l’Anglaise Suzie Templeton. Par ailleurs, Anders Rønnow Klarlund rapporte qu’il a commencé à chercher des marionnettistes chez les Tchèques. Une anecdote amusante rapporte que les marionnettistes tchèques auraient refusé de travailler sur le film en apprenant toutes les actions que devraient faire les marionnettes. En fait, c’est surtout qu’ils voulaient « rester dans leurs traditions vieilles de plus de 200 ans »² . Pourtant, la République tchèque est un pays reconnu pour sa tradition et sa technique des marionnettes. C’est le seul pays où l’on peut trouver une école de films de marionnettes, fondée après la Seconde Guerre mondiale par le maître Jiri Trnka. Le seul exemple d’un semblant d’industrialisation de cette technique qui a également essaimé dans toute l’Europe de l’Est. Malgré tout, ils n’ont pas voulu participer au film, c’est dire à quel point il fallait être fou pour faire Le fil de la vie.

Pour finir, il faut mentionner un personnage qui paraît de prime abord sans consistance, mais qui représente en filigrane le sujet le plus important du film. Je citais plus haut Nietzsche car les fils et les marionnettes nous renvoient perpétuellement à notre condition humaine. Cependant, il est un personnage qui, sans être humain, n’en est pas moins conscient de sa condition que les autres, et va essayer de la dépasser. C’est cela en définitive le propos du film : représenter la pesanteur de l’existence terrestre de l’être humain entravé par des chaînes, ici matérialisée par les fils. Du fond de notre chaudron, nous devons monter plus haut, toujours plus haut. Se libérer, mais de quoi ? De la mort, du destin funeste que l’homme n’a de cesse de se créer peut-être ? Peu importe, devenir libre de toute entrave quelle qu’elle soit. C’est ce qu’essaye de faire comprendre Jhinna à cet autre. Du fond de la prison où elle a été enfermée, elle n’a de cesse d’encourager cet autre, seul capable semble-t-il de se défaire de sa condition. Cet autre, c’est Ola, un oiseau cloué au sol, pourtant pourvu d’ailes. Comme tous les habitants du film, il est relié au ciel par des fils, mais semble bien incapable de se rapprocher des cieux alors qu’il y est pourtant destiné par sa condition d’oiseau. Allégorie du lien qui unit le ciel et la prison terrestre, Ola devient par la même, métaphore des humains cloués au sol par leur sort. Si même un oiseau ne peut pas s’envoler, alors un être humain ?

« Oh, mon pauvre petit oiseau, pourquoi ne peux-tu pas voler ? Si seulement tu pouvais voler, Ola, nous serions sauvées », l’encourage Jhinna.


Ola finit par réussir à s’envoler malgré les fils qui l’encombrent. C’est grâce à elle qu’Hal parvient à s’échapper de la cellule dans laquelle il a été enfermé au retour de son expédition.
Et c’est encore Ola qui accomplit la prophétie de Jhinna : « Oui, Ola, tu peux y arriver, délivre-nous. » Ainsi, Ola montre l’exemple, finit par se délivrer des fils qui l’entravent, pour devenir un être vivant à part entière de sa propre volonté et non par celle d’un tiers. Tel Pinocchio, qui a dépassé son statut de marionnette pour se mouvoir par ses propres moyens, Ola a fini sa mue : elle est sortie de son entrave physique et morale, dès lors, plus rien ne l’empêchera d’être libre.

Apologie du libre arbitre mélangé à la foi, cet oiseau est par son évolution la réponse qu’apporte Le fil de la vie aux grands problèmes existentiels humains qu’il évoque, soit le véritable propos du film. Après le symbole des fils sources de toute vie et du poids terrestre, l’oiseau prend le relais pour devenir la fin de la métaphore filée qui baigne tout le film. La liberté est au bout de nos ailes, il suffit de nous en donner les moyens. La liberté de s’aimer, de progresser ensemble et de croire en des lendemains qui chantent. Même si c’est impossible, crois en toi et brise tes chaînes. Sois humain et va de l’avant. Et plus que tout, jamais, ô grand jamais, ne te soumets à un pouvoir ou un régime qui t’oppresse et t’oblige à ramper.

Film d’une sensibilité rare, Le fil de la vie parvient à faire d’un handicap un atout. Les fils deviennent des personnages à part entière qui nous renvoient à notre condition humaine. Ils matérialisent avec philosophie la fragilité de la vie, la sensibilisé humaine, nos tourments et ce que nous avons fait du monde. La guerre, l’esclavage, l’oubli, le pardon, l’amour, la mort sont au cœur d’une histoire bouleversante. C’est un film dont on peut toujours sortir une réflexion, pour peu qu’on creuse, l’eau continue de jaillir des sables de son puits sans fond. C’est un film dans lequel un producteur croyait tellement qu’il a vendu sa vieille voiture de collection pour aider à le financer ! C’est un film dans lequel on veut croire. Le fil de la vie est un exemple de ce qu’est un film artistique aux moyens humains (avec un peu d’informatique) intelligent, beau et tragique. Il est le parangon abouti d’une vraie réflexion sur l’adéquation entre le fond et la forme. Il est le film ultime de marionnettes car, plus que tout autre, il a porté au firmament la réflexion sur son matériau appliqué au cinéma. Il a utilisé toutes les composantes des marionnettes afin qu’elles aient toujours un pied dans le réel et un pied dans la fiction, des fils jusqu’aux liens entres les différentes parties de leurs corps, tout a un impact scénaristique. Il est une symbiose formidable du fond et de la forme. Il est le film d’animation que j’ai toujours voulu voir, statue fragile soumise à la fois aux aléas du temps et à la fantastique volonté de vivre. Il a la même valeur symbolique dans mon cœur que The lovers de Tsui Hark. Si Mad Monster Party faisait preuve d’originalité par son hommage aux monstres et au cinéma américain, il ne joue pas dans la même catégorie. Le potentiel artistique et philosophique du Fil de la vie est immense et sans fin. Il est, à mes yeux, le film de marionnettes le plus beau, théâtral, shakespearien que j’ai pu voir. C’est l’espoir au fond de la boîte de Pandore depuis que Pixar et ses consœurs en sont sortis…

C’est enfin le film qui pose des questions intelligentes et qui, sans se contenter de les poser, propose une clef pour ouvrir nos chaînes. Une clef poétique, optimiste et d’une foi inébranlable.

Je vous en conjure, si vous aimez l’animation poétique, artistique et sensible, regardez ce merveilleux film.

1 Paul FOURNEL, Les marionnettes, Bordas, 1995, p 130
2 AnimeLand n°109, 2005, interview de Anders Rønnow Klarlund p 35


Suggestion pour un autre film de marionnettes d’Europe du Nord :


Flåklypa Grand Prix, 1975, film d’animation norvégien réalisé par Ivo Caprino. Le film ne semble pas être sur Planète Jeunesse, yes !

4 commentaires

  • Radisnoir

    Hello
    Le film est véritablement passionnant à de multiples nivaux. Et cette longue et intéressante analyse est assez réjouissante.
    Pas grand chose de plus à rajouter, si ce n’est que ça donne bien envie de lire les autres articles, sur de l’animation ou autre.

  • Roger

    Tout est si superbement exprimé dans votre article que je ne ferai que l’abimé en essayant d’exprimer ce que j’ai resenti la première fois que j’ai découvert ce film. Mais votre ultime phrase qui exhorte le lecteur à se précipiter sur ce bijoux exprime à merveille l’envie que l’on ressent une fois le film visionné : le faire découvrir au plus vite aux personnes qui nous sont chères.

    • Mamaragan

      Je ne pense pas que vous « l’abimeriez », chaque avis compte 🙂
      Mais merci du compliment, ça me va droit au coeur. J’aime beaucoup ce film !

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