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L’Étudiant de Prague, 1913

L’Étudiant de Prague, réalisé en 1913, s’inscrit dans la volonté de donner au cinéma ses lettres de noblesse et d’élever son niveau artistique. Jusqu’ici, le domaine filmique était surtout forain. Mais, quelques années avant la Première Guerre mondiale, les films plus ambitieux s’enchaînaient.

Ainsi, les Italiens commençaient à adapter leurs classiques littéraires avec L’Enfer (1911) adapté de la Divine Comédie de Dante. Puis, en 1914, l’impressionnant péplum Cabiria réalisé par Giovanni Pastrone qui marqua le réalisateur D. W. Griffith, connu pour Intolérance (1916) et Naissance d’une nation (1915).

L’Étudiant de Prague anticipe de plusieurs années le cinéma expressionniste allemand post Première Guerre mondiale. Si la paternité du film est sujette à controverse entre Paul Wegener, Stellan Rye et l’écrivain Hanns Heinz Ewers, il semble que ce dernier soit néanmoins son principal auteur. Cependant, les deux autres ont, à n’en pas douter, participé à sa création. Paul Wegener, s’il n’a pas encore l’aura qui sera la sienne quelques années plus tard, sera le réalisateur d’un des fleurons du cinéma expressionniste allemand, Le Golem en 1920.

La vision du film se révèle bluffante pour qui a l’habitude du cinéma muet. En effet, en 1913, peu de films avaient été si sérieux et appliqués. L’histoire, les thèmes, la réalisation en décors extérieurs qui évoque Nosferatu le vampire (1922) de Murnau, l’attention apportée aux cadres, la maîtrise du récit et la fin, d’un rare cynisme. Tout est soigné. Mais le point fort du film reste avant tout son scénario.



Paul Wegener incarne Balduin, un jeune étudiant de 1820, fauché mais téméraire et réputé meilleur escrimeur de Prague. Il va tomber amoureux d’une femme de la haute société au nom prestigieux. Une sorte de Méphisto, nommé Scapinelli, lui propose un marché impossible à refuser. En échange de 100 000 florins, l’homme peut disposer de ce qu’il veut dans la chambre de l’étudiant. Que va-t-il prendre ? Son reflet. Commence alors pour Balduin une longue descente aux enfers jusqu’à la tombe.


Cette variation sur le thème du double est représentative de la première moitié du XXe siècle. En effet, ce sujet peut se rapprocher de la psychanalyse. Balduin se bat contre son image, au sens propre comme au figuré ; en réalité avec lui-même. Ce qui est intéressant, ce sont les questions que pose l’intervention du reflet, véritable double. Le combat intérieur par exemple, puisque celui-ci peut se permettre impunément des actes que la morale désapprouve. Il n’a pas la conscience du bien et du mal, c’est une extrapolation maléfique qui n’a pas froid aux yeux, un fantasme. Il peut ainsi tuer sans état d’âme. Qui n’a jamais rêvé de pouvoir commettre quelque acte répréhensible sans avoir à en payer le prix ? Le reflet lui peut. Est-ce que ce marché n’est pas au fond un rêve de Balduin, une pensée malsaine née de son inconscient pour renverser l’ordre du monde ? On se rappellera qu’il est un étudiant fauché, tombé amoureux d’une femme promise à un autre, même s’il lui a « sauvé » la vie. Un sort aussi injuste, tant sur le plan social que moral, n’est-il pas maléfique en soi ? N’est-ce pas la société humaine qui incite au mal-être en érigeant des barrières mentales infranchissables pour se protéger de l’intérieur ?

Scapinelli peut être tout autant un personnage réel que totalement subjectif, né de la pensée envieuse et malheureuse de Balduin. Le reflet devient alors un prolongement de la personnalité du pauvre amoureux, œuvrant dans l’obscurité pour permettre à ce dernier d’atteindre son objectif. Même si à la fin l’étudiant meurt, n’est-il tué par lui-même ? Au fond, c’est plutôt la victoire du soi maléfique contre le soi moral. On peut très bien se contenter de l’interprétation fantastique, mais la psychologique ouvre bien plus de portes dérangeantes.

Seulement, les actes du reflet vont semer le trouble dans l’esprit de Balduin. Est-ce lui ou moi qui a tué le futur époux de mon aimée ? Peu importe, c’est ce qu’il désirait. Par contre, le regard des autres sera la rançon du succès. Cet acte lui vaudra de perdre ses amis. On se rapproche ici de M le maudit de Fritz Lang sorti en 1931. La peur, la suspicion, la responsabilité de l’acte, le jugement facile des autres. Autant, certains pourront juger l’acte de Balduin, mais qui dit qu’ils ne sont tout simplement pas jaloux ? Jaloux de sa capacité à s’affranchir des règles qu’eux-mêmes ont peur de transgresser ? De même que le vampire si détesté est pourtant envié par les hommes. Les suceurs de sang sont certes pourvoyeurs de peur, mais ne sont-ils pas aussi, d’une certaine façon, une extension de nous-mêmes par les libertés dont ils jouissent ? Vivre la nuit, tuer, et surtout, le summum : le viol. Nous rentrons ici dans la psyché humaine, celle qui ne s’avoue pas, faiseuse de désirs et de pulsions inavouables. Le vampire, quand il mord une jeune vierge, n’est-il pas une métaphore sexuelle ? On peut parler de viol oral. En effet, l’orgasme atteint par le vampire quand il suce le sang chaud et savoureux de la jeune fille n’a d’égal que l’orgasme sexuel. Le vampire est finalement une autre image du double s’affranchissant du soi et des règles.

On le voit, L’Étudiant de Prague est riche en réflexions. Même s’il n’a pas encore l’utilisation caractéristique de l’ombre et de la lumière du mouvement expressionniste, ni même de recherche plastique étrange comme Le Cabinet du docteur Caligari de Robert Wiene (1920), il en possède sans nul doute la dimension inquiétante et fantastique. Le film explore les tabous sociaux, l’inquiétude quant au quotidien, manifestée par l’intervention du fantastique pour s’affranchir du carcan de la réalité. Il sonde la pensée humaine, les désirs, les peurs, les troubles mentaux ; l’être humain dans toute sa complexité. Après la Première Guerre mondiale, le cinéma expressionniste se fera encore plus inquiétant, mais nous sentons déjà poindre dans les inquiétudes l’enfer à venir.


Au niveau de la réalisation, le film est de toute beauté, très appliqué. L’ensemble reste sobre, mais on a effectivement franchi un cap entre le cinéma forain et L’Étudiant de Prague. Les effets spéciaux sont discrets mais très efficaces. La « sortie » du miroir par le reflet est franchement crédible.


On peut noter aussi un soin apporté aux cadrages et à la perspective. Comme sur ce plan où le décor se veut pesant et oppressant :


L’Étudiant de Prague est donc un des premiers représentants du cinéma expressionniste allemand, ainsi qu’un précurseur du cinéma fantastique dans son exploration de la réalité et de sa capacité à matérialiser ce qui échappe à la raison. On remarque déjà les thématiques psychologiques et humaines. Le recours au surnaturel bien sûr, ainsi qu’une certaine recherche stylistique plutôt naturaliste qu’artificielle. L’histoire est sérieuse. Le film sobre et efficace fait découvrir un Paul Wegener qui n’était pas encore célèbre. Il annonce les chefs-d’œuvre à venir comme Nosferatu le vampire, Faust, une légende allemande de Friedrich Wilhelm Murnau et M le maudit de Fritz Lang.

Voici un très bon article sur ce film : https://www.avoir-alire.com/l-etudiant-de-prague-1913-la-critique

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