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Segundo de Chomón : dans l’ombre de Georges Méliès ?


Segundo de Chomón (1870-1927) était un coloriste espagnol, spécialiste des effets spéciaux. Il œuvra principalement dans le genre des scènes à trucs et des fééries propres aux débuts du cinéma. Aujourd’hui, où l’on a tendance à retenir la hiérarchie définie par la postérité, Segundo porte malheureusement très bien son prénom. Reconnu de son vivant comme un très bon technicien, ce coloriste, truqueur, inventeur et même auteur, doit à la postérité de n’avoir été souvent retenu que comme le second. Voici ce qu’en disait en 1911 le réalisateur français Victorien Jasset :

« Un praticien très adroit s’adonna à la réalisation des trucs. Mais son grand défaut fut de ne voir que le truc en lui-même sans assez chercher une invention de scène amusante pour la présenter ainsi que l’avait fait Méliès.1»

Ce jugement, prononcé relativement tôt (qui s’applique d’ailleurs plus à Méliès qu’à Chomón en vérité), pèsera lourd dans l’avis qu’auront les historiens ultérieurs sur la carrière de l’Espagnol. Le second derrière Georges Méliès en France donc. Taxé de copieur, voire de plagiaire, Chomón n’a, semble-t-il, pas bénéficié dans l’Hexagone du même sentimentalisme dont on a fait preuve envers le magicien français. Les avis montrent qu’on lui voue une certaine antipathie et une injuste reconnaissance. Le second dans la suite de sa carrière également. Après avoir travaillé pour Pathé de 1906 à 1909 (période extrêmement féconde où il occupa tous les postes), il fut recalé au rang de spécialiste des effets spéciaux. Il collaborera notamment avec Giovanni Pastrone de 1912 à 1922 sur des films comme Cabiria (1914, première superproduction). Il sera même dans l’équipe rassemblée par Abel Gance pour son Napoléon (1927).

Pourtant, l’histoire n’a retenu que ce qu’elle voulait bien qu’on retienne. Qu’en est-il réellement ?

Le problème de ce que l’on pourrait appeler « le mystère Chomón » est que nous ne disposons pas de tous les détails sur sa vie. Les sources et les informations sont lacunaires. L’homme a laissé en effet peu d’archives, de sorte que beaucoup de films sur lesquels il a travaillé peuvent lui avoir été attribués par erreur. De même, si on lui reconnait plusieurs inventions comme le carello (chariot pour déplacer les caméras) ou le banc-titre, voire même l’invention de la stop motion, sa paternité reste sujette à débat.

Nous disposons de peu d’informations sur le début de sa vie. Il est né en Espagne et a possiblement commencé comme photographe, ce qui est tout à fait envisageable vu la maîtrise technique dont il fera preuve plus tard. En 1897, il participe à la guerre hispano-américaine à Cuba. En son absence, sa femme, Julienne Mathieu, apprend la technique de coloriage de film au sein de l’Atelier de Mme B. Thuillier ; célèbre entreprise française de colorisation de films au pinceau. Il semblerait qu’à son retour de la guerre, Chomón fera sienne cette activité. Nous ne possédons aucun détail sur les années 1900 et 1901. C’est, en tout cas, par la qualité de son travail sur la colorisation de films qu’il se fera connaître dans un premier temps. D’abord, par la mise en couleur d’un film de Méliès : Barbe Bleue en 1902. Ensuite, vers la fin de cette année, il devient un prestataire de service pour le coloriage des films Pathé. Il est considéré par l’historiographie espagnole comme le réalisateur d’un certain nombre de films pour la période 1902-1905. Mais, encore une fois, les informations sont partielles et ne permettent pas de les lui attribuer avec assurance. Par exemple, il se verra créditer de la réalisation en 1903 du documentaire Panorama circulaire de Barcelone et ses environs. Or, d’après certains documents, il semblerait plutôt que Ferdinand Zecca (qui travaillait pour Pathé) en soit l’auteur. Cette complaisance des Espagnols est à la hauteur de celle qu’on ne lui voue pas de ce côté-ci des Pyrénées. Vous connaissez la citation de Blaise Pascal : « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà. »

Chomón est présent dans les journaux comptables de Pathé jusqu’en 1903. Or, nous savons que l’entreprise française s’adressa à un autre coloriste espagnol à cette période. Il est possible que cela coïncide avec, en 1904, la fondation de la Macaya & Marro. Cette société a été fondée par Luis Macaya, Albert Marro et Segundo de Chomón. Sa production de films qui court jusqu’en 1906 compte des documentaires et quelques fictions. Chomón était, à cette époque, opérateur et cinématographiste comme on disait à l’époque. En 1906, quelques jours plus tard après la mort de Macaya, sera créée la succursale de Pathé à Barcelone. C’est à cette période que Chomón rejoint l’écurie française en travaillant directement pour elle. En ce temps-là, l’entreprise Pathé était en pleine modernisation. De plus, elle dut faire face aux départs de plusieurs réalisateurs comme Gaston Velle. On peut donc supposer que Chomón tombait au bon moment pour apporter son savoir-faire.

Comme il était de coutume en ces débuts d’âge cinématographique, on réalisait des films d’actualité (des défilés militaires par exemple) ou bien des évènements politiques. Il est d’ailleurs à mettre au crédit de Méliès la réalisation d’un film étonnant pour l’époque, et ce, avant l’invention du cinéma d’actualité : L’Affaire Dreyfus (premier film politique en 1899). On produisait également des comédies, des films sur la danse, et bien sûr des scènes à trucs et des fééries.

Les scènes à trucs étaient des films inspirés des spectacles scéniques du XIXe siècle, dont Méliès transférera les caractéristiques au cinéma. Le but de ce genre de films résidait dans un intérêt purement démonstratif. Les mouvements de caméras, les changements de plans, l’usage même des couleurs ou de la lumière n’avaient d’autres buts que l’effet qu’ils permettaient de créer, jamais pour raconter une histoire. Ainsi, les scènes à trucs reposaient souvent sur le même procédé : faire disparaître une personne, puis la faire réapparaître, modifier les corps (les faire grandir), les démembrer… En somme, les scènes à trucs étaient des tours de magie filmés. Le premier fut l’Escamotage d’une dame au théâtre Robert-Houdin, réalisé par Méliès en 1896. Le titre ne fait aucun mystère sur le contenu. Grâce à l’arrêt de caméra et des surimpressions dont Méliès fera un usage abondant, le principe des scènes à trucs se verra décliner des centaines de fois : têtes coupées, apparitions du diable, lits qui se désintègrent… bref, l’impossible devient possible grâce au cinéma.


L’autre genre phare, dont on attribue encore une fois la création à Méliès, est la féérie cinématographique. Bien qu’il en soit l’initiateur au cinéma, il s’agit toutefois d’un décalque et d’une forte inspiration des fééries parodiques du XIXe siècle, alors très populaires. Au cinéma, cela se matérialisera par l’utilisation de trucages propres au théâtre : décors escamotables, machineries, trucs de scènes, voyages féériques… Afin de donner vie à des songes imaginaires à la frontière entre la science-fiction fantaisiste, le conte et les aventures du baron de Münchhausen. Le Voyage dans la Lune (1902), Le Royaume des fées (1903) et Les Quatre Cents Farces du diable (1906) sont parmi les exemples de fééries les plus connus de Georges Méliès. L’usage des couleurs, aux rendus irréels de cette période, finit de faire de ces voyages d’inoubliables attractions féériques.

Segundo de Chomón, lui, sera surtout connu comme spécialiste des scènes à trucs, mais on verra qu’il était bien plus que ça. Il reste toutefois très difficile de savoir quels postes il occupera précisément chez Pathé, dans la mesure où, à cette époque, les équipes étaient interchangeables et qu’on pouvait être polyvalent. D’autant que les génériques n’existaient pas encore et que les catalogues ne mentionnaient pas plus le nom du réalisateur que celui du caméraman ou du décorateur. Cela n’empêchera pas les films sur lesquels il a travaillé de dégager une certaine touche personnelle. En tout cas, il passera peu à peu du statut d’opérateur au statut d’auteur à part entière. En quoi consistait donc le cinéma de Segundo de Chomón ?

Le cinéma de cette époque-là était essentiellement démonstratif. Les films ne racontaient pas vraiment d’histoires, mais émerveillaient. Ils étaient ainsi très courts, allant de 1 à 15 minutes environ. La caméra restait statique et frontale. Ce qui comptait, c’était le spectacle filmé, l’impact, la surprise, comme aller voir un spectacle de magie en somme. Le cinéma des débuts était fortement lié aux spectacles visuels de la seconde moitié du XIXe siècle. Que ce soient les pièces de théâtre, les opéras fééries ou les représentations de magie, le cinéma montrera pendant quelques années un lien fort avec toutes ces formes de spectacle. À commencer, bien évidemment par Georges Méliès lui-même, grand réalisateur de scènes à trucs et de fééries. S’il en est l’initiateur au cinéma, il s’inscrit finalement dans la lignée de ses prédécesseurs sur scène. De plus, si le Français a beaucoup contribué aux effets spéciaux et aux trucages comme les arrêts de caméra (dont il n’est pas le créateur), il filme avant tout des spectacles de magie, non des films narratifs. Il faut préciser quelque chose à l’égard de Méliès. Ses films étaient principalement des captations de spectacles scéniques. Il faisait de « « la mise en boîte » d’une attraction en provenance d’une « série culturelle » autre que le cinéma (sketch magique, tableau féérique, numéro de magie, etc.)2 ».

Or, le cinéma des premiers temps se fera rattraper vers 1908 par la modernité, à savoir un cinéma qui s’institutionnalise et propose de plus en plus une narration. C’est en partie ce passage d’un cinéma des attractions à un cinéma narratif qui causera la perte de Méliès. En réalité, dès 1906, il amorcera un lent déclin. Avec le congrès international des éditeurs de films en 1909, le cinéma rentre de plein pied dans la modernité. Nous passons d’un cinéma forain à un cinéma qui s’embourgeoise, à une industrie. On ne vend plus les films à un forain, mais on les loue, de façon à pouvoir renouveler plus rapidement les programmes et augmenter les profits. Le circuit de distribution change. Le cinéma devient sédentaire, avec des salles qui lui sont dédiées dès 1908. Or, Méliès, même s’il crée un second studio, ne peut tenir la cadence et ne saura pas prendre le train en marche. D’ailleurs, les scènes à trucs et les fééries commencent à passer de mode. L’industrie et les codes cinématographiques changent rapidement. Méliès, qui ne peut se renouveler, déclinera lentement. Pathé domine alors le cinéma mondial, et avec lui va émerger un nouveau grand nom, vous l’aurez compris : Segundo de Chomón.

Si Georges Méliès usait finalement souvent des mêmes tours, au point d’imposer une norme, Chomón saura faire évoluer les techniques de son temps pour sortir du carcan imposé par le Français. C’est pour cette raison que ses films seront loin d’être de simples scènes à trucs. Au départ, peut-être copie des films de Méliès, mais finalement, par les libertés que prendra l’Espagnol, son œuvre saura, pour qui veut bien la regarder attentivement, dépasser celle de Georges Méliès.

Chomón étant coloriste de formation, ses premiers films portent évidemment cette marque de fabrique. La colorisation d’un film relevait, à l’époque, d’un travail colossal. Méliès passait par exemple par l’atelier de Mme B. Thuillier pour coloriser ses pellicules. Le tarif était à peu près de 1000 francs pour une bande de 300 mètres. Son atelier comptait 200 ouvrières. Certaines étaient spécialisées dans une couleur. Plus ou moins l’ancêtre du Studio system de Walt Disney. Colorier un film était donc, même pour un groupe comme Pathé, un investissement. Or, les films de Chomón se distinguent par leur excellence à ce niveau-là. Notamment, son goût pour les fameux encadrements à l’allure parfois d’arabesques et d’inspiration Art nouveau comme on peut le constater dans Les œufs de Pâques (1907) et Le paravent de Cagliostro (1912).

Ces encadrements avaient deux raisons d’être : premièrement, ils faisaient office de cadre et, deuxièmement, servaient à cacher les « trucs » utilisés.  Ces décors, très soignés, témoignent de l’application et du soin que Chomón apportait à son travail. En effet, il montrait une attention toute particulière à leur colorisation. À ce titre, je pense que Les tulipes (1907) constitue un bon exemple pour commencer à présenter sa filmographie.

Ce film est tout à fait caractéristique des fameuses scènes à trucs qui consistent, essentiellement, à proposer un spectacle coloré et truqué. Mais, à bien y regarder, ce genre de film est plus complexe qu’il n’y parait. Déjà, on peut noter l’usage d’un fond noir, dont Chomón se servira souvent. Cela permettait plusieurs choses : la première était de réhausser les couleurs qui éclatent alors à l’écran, masquer les éventuelles traces de coulures sur la pellicule, et surtout de masquer les trucages. Ceux-ci consistaient de manière classique à faire apparaître une personne et la faire disparaître. Ou encore l’escamotage d’un meuble. Des transformations, de la magie, des surprises, tel était le cinéma des attractions. C’était un mouvement perpétuel avec une recherche constante de l’effet.

Ainsi, dans Les tulipes, une tête de faune apparaît à l’écran, puis dans un autre tableau (les tableaux étaient en fait les différents segments du film, on a gardé l’appellation de tableau car cela montre l’héritage direct du théâtre et l’immobilité) apparait une nouvelle attraction, puis une autre et ainsi de suite. Seulement, il faut masquer les transitions entre chaque changement. C’est là qu’intervenaient les effets spéciaux. Ici, au moment où la tête disparaît, l’écran noir s’emplit d’effets pyrotechniques afin de masquer la prochaine apparition, qui prendra l’apparence de magnifiques jets d’eaux colorés. Puis, c’est au tour d’une superbe pièce montée de femmes de sortir comme par magie du sol. De nouveau, des effets spéciaux et hop, des fleurs et des danseuses surgissent. Le tout sans vraiment de liens, juste le plaisir d’étonner le spectateur. On notera, bien visibles, les caches et contre-caches dont se sert Chomón sur les images qui démontrent sa maîtrise de cet effet.

Il est toutefois quelque chose de très caractéristique dans ce film, sur lequel il faut s’attarder. On trouve, à cette époque, un type de plan spécifique, appelé « plan emblématique » qui est voué à une utilisation particulière.


Ce fameux plan rapproché se trouvait surtout au début et à la fin des films. Il se distinguait par son apparition brusque sans échelle de plan. Il était souvent hors contexte et n’avait pas explicitement de liens narratifs avec le photogramme d’avant et celui d’après. Il servait soit en début de film à introduire l’idée, le sujet ou une morale dans laquelle allait baigner le film, ou bien, s’il apparaissait en fin de métrage, à clôturer le récit. Mais il pouvait aussi être utilisé en plein film ; il servait alors à mettre l’accent sur un élément pour focaliser l’œil du spectateur. C’est ainsi que dans Les tulipes, on passe brusquement d’un plan moyen à un gros plan sans prévenir à la 39e seconde. Ce genre de plan, il en sera très souvent fait usage dans ces films. Or, cela démontre la démarche essentiellement démonstrative du cinéma, les changements de plans servaient à attirer l’attention du spectateur sur l’action qui s’y déroulait, sans s’attarder sur une quelconque histoire, très souvent inexistante. Ce type de plan emblématique est dit « symbolique ».

Un autre exemple peut se trouver dans L’Antre de la sorcière (1906). Le début du film montre une dispute entre un homme et une femme. À la suite de cette dispute, l’homme sort dehors et va devenir la victime d’une méchante sorcière et de ses fantasmagories avec leur lot de transformations habituelles. Vers la fin, voilà que d’un coup nous passons d’un plan de demi ensemble à un plan rapproché des deux tourtereaux. Une façon de signifier, en fait, que le film se conclut bien. Mais rien n’annonce la venue de ce plan, il est surtout pratique et aide à clôturer le récit. Il n’a aucun lien syntactique avec le plan précédent. Or, s’il y a bien un secteur dans lequel Segundo de Chomón va amener le cinéma vers la modernité, c’est par sa maîtrise des changements de plan et des mouvements de caméra qui, jusque-là, n’avaient d’autre sens que celui d’exister et de montrer.

À partir de 1908, Chomón et d’autres vont donner à ces changements de plan une valeur narrative plus forte, les dotant ainsi d’une profondeur. C’est l’une des différences notables entre lui et Méliès, qui sera incapable, malheureusement pour lui, d’envisager le cinéma autrement que comme un divertissement féérique filmé. Il n’éprouvait pas le besoin de maintenir une cohérence entre ses différents tableaux au sein d’un même film. Il considérait le travail des opérateurs de prises de vue comme des « cocasseries ». « Aux yeux de Méliès, le cinématographiste doit absolument éviter toute cocasserie de caméra, sous peine de détourner l’attention du spectateur – qui « n’est là que pour assister à ce qu’on lui présente sur l’écran » […].3 » Donc, le Français considérait toute modernité comme du superflu, estimant que le spectateur n’a pas besoin de dimension psychologique dans le cinéma, mais seulement d’une dimension attractive. C’est toute la différence entre Chomón et Méliès. L’un a compris que le cinéma est bien plus qu’un spectacle fantasmagorique. Là où Méliès pense comme un homme du XIXe siècle. L’occasion ici de comparer deux films, le célèbre Voyage dans la Lune (1902) de Méliès et l’Excursion dans la Lune (1908) de Chomón, souvent présenté à tort, comme une insipide copie du premier.

Si les deux films ont effectivement des points communs indiscutables, il apparaît qu’à la vue de certains éléments, il faut relativiser les accusations de plagiat. Premièrement, le film de Chomón s’inspire moins du Voyage dans la Lune de Méliès que de leur source d’inspiration commune : « l’opéra-féérie de Vanloo, Leterrier et Mortier pour le livret et Offenbach pour la musique, Le Voyage dans la Lune, créé en 1875 à la Gaîté4 ». Spectacle adapté lui-même du roman de Jules Verne : De la Terre à la Lune (1865). Cet opéra sera d’ailleurs repris en 1877 et en 1892. On peut noter que, dès cette époque, il était habituel de reprendre un spectacle réputé. On pouvait même aller jusqu’à dire qu’au XIXe siècle, c’était une norme, et que Méliès lui-même s’inscrivait parfaitement dans cette pratique. Lui, qui sera le passeur entre le théâtre et le cinéma.

À cause de la multiplication des spectacles et des images dans la seconde moitié du XIXe siècle, des sujets communs et d’une certaine standardisation des contenus, on note déjà une forte tendance à la reprise ou à l’emprunt. Ainsi, on peut citer le cas représentatif du spectacle Le coucher d’Yvette présenté par Blanche Cavelli au concert de Lisbonne en 1894. Ce « simple spectacle d’une femme qui se déshabille et se couche. Cette pantomime connaît un prodigieux succès et fait l’objet d’imitations et de parodies : dans les dix-huit mois qui suivent, on compte à Paris plus de vingt-cinq pièces de cafés-concerts dont l’essentiel est une scène de déshabillage féminin (parfois jouée par un homme). Le Bain de Liane, Le Lever de Madame, Le Choix du Modèle… Et le cinématographe prend le relais dès 1896, avec, souvent les mêmes titres, les mêmes pantomimes, parfois les mêmes interprètes, Louise Willy par exemple, ou Brunin5 ».

Cet exemple parmi de nombreux autres a le mérite d’exposer plusieurs choses. D’abord, notre goût, ô combien compréhensible pour le corps féminin 😉. Mais surtout, de mettre en avant la logique de reproduction d’une œuvre qui marche et qui plaît au public. Cette répétition d’une même œuvre passe quasi trait pour trait de la pantomime au cinéma.

De même, pour prendre l’exemple d’un cinéma que j’aime beaucoup, on peut citer le passage de l’opéra chinois au cinéma hongkongais. Ce dernier en reprendra les codes narratifs, les acrobaties, les performances exagérées des acteurs et les costumes, principalement dans des wu xia pians (films de sabres chinois) et des comédies. Cela témoigne d’une tendance naturelle de l’homme à copier. À ce propos, je vous conseille vivement un film d’opéra hongkongais : The Love Eterne de Li Han-hsiang (1963), ancêtre du plus beau film du monde : The Lovers (1994) de Tsui Hark !

Le procédé de représenter plusieurs fois un spectacle est d’ailleurs encouragé par le public qui aime revoir ce qui lui a plu, ce que ne dément pas le cinéma de super-héros depuis une dizaine d’années. Un dernier exemple, mais non des moindres, la reprise au cinéma du premier spectacle féérique parodique du XXe siècle : Le Pied de Mouton, mis en scène en 1806. Pièce célèbre pour tous ses trucs, dont on se contentera de les copier, les reproduire ou de les piller tels quels (selon le point de vue), directement au cinéma. Jusqu’à en faire naturellement une belle adaptation cinématographique en 1907 par Albert Capellani, pour le compte de Pathé sous le titre ô combien surprenant de : Le Pied de Mouton.

L’évocation de ces différents cas permet grandement de relativiser les accusations de pillage envers Chomón, en ce qui s’agit de Méliès. En outre, nous sommes au-delà d’une simple imitation dans le cas du Voyage dans la Lune et de l’Excursion dans la Lune. En effet, les deux titres s’inscrivent pleinement dans une inspiration commune, à savoir la fascination humaine pour la lune. Fascination que l’on peut retrouver dans Le Pied de Mouton justement, et même dans des œuvres plus anciennes. Dans le cas qui nous intéresse ici, il s’agit bien évidemment d’une inspiration commune du roman de Jules Verne : De la Terre à la Lune (1865) et surtout de l’opéra Le Voyage dans la Lune en 1875.

D’ailleurs, quand on compare les deux films cités au-dessus, on peut noter, en sus des points communs, de grandes divergences. En effet, la situation initiale elle-même et donc la conclusion sont différentes. Pour s’en convaincre, voici un large extrait :

Cela commence par la description de la situation initiale : « Chez Méliès, il s’agit du « congrès scientifique de l’Astronomic Club », donc d’une assemblée de savants (certes bouffonne), comme dans le roman de Jules Verne qui s’ouvre par une séance du Gun Club. Chez Segundo de Chomón, la situation initiale est celle de la féérie d’Offenbach : un prince qui s’ennuie repousse la couronne que son père lui propose, et ne rêve que d’aller sur la Lune, ce que le savant attaché à la cour va rendre possible. Les costumes, aussi, diffèrent. Ceux des savants de Méliès semblent simplement démodés ; ceux des personnages de Segundo de Chomón sont composites et renvoient à une période un peu indécise, qu’on pourrait situer entre le Directoire et la Restauration, mais ils contribuent surtout à créer un climat onirique. De même, les ouvriers de la forge sont vêtus chez Méliès, comme des ouvriers de 1900, alors qu’ils portent, chez Segundo de Chomón, le costume qu’on voit aux ouvriers des planches de l’Encyclopédie. Inversement, les soldats qui poussent l’obus dans l’ouverture de la culasse du canon paraissent plus fantaisistes chez Méliès : ce sont des jeunes filles travesties en marins […], alors que chez Segundo de Chomón, ce sont de véritables canonniers, en grande tenue. Là encore, il se montre fidèle à la féérie d’Offenbach. Quant aux Sélénites, ils sont, dans le Voyage, des monstres agressifs, mi oiseaux, mi-crustacés ; dans l’Excursion, ils ont apparence humaine comme chez Offenbach, et s’ils se montrent d’abord hostiles, ils paraissent ensuite, assez bienveillants. Le roi de la Lune est monstrueux chez Méliès, chez Segundo de Chomón, c’est un gros homme assez débonnaire. Allusion, là encore, au Voyage d’Offenbach, dont le livret indique que le roi de la Lune est choisi parmi les habitants les plus lourds et qu’il vient du pays des Ventrus. Quant au ballet des Sélénites, c’est encore, sans doute, une référence à Offenbach. Enfin, les dénouements des films, dont chacun procède d’ailleurs de la situation initiale, sont forts différents. Chez Méliès, on assiste au triomphe de la science et des savants, à l’érection d’une statue, à l’apologie de la conquête, si l’on veut, avec l’exhibition du Sélénite capturé. Chez Segundo de Chomón, il en va tout autrement : on est témoin, comme dans la féérie, d’une idylle entre le prince et la fille du roi de la Lune, à une sorte d’union poétique et pacifique de la Terre et de la Lune6. »

On le voit, plutôt que d’un plagiat du film de Méliès, on devrait plutôt parler d’hommage à l’opéra d’Offenbach. Mais les différences ne s’arrêtent pas qu’au scénario. Des dissemblances techniques, importantes, viennent montrer que le cinéma se complexifie de plus en plus au service d’une narration. Le découpage des plans par le montage ainsi que certaines innovations poussent plus loin la dimension narrative de l’Excursion que celle du Voyage.

Analysons pour cela la mise à feu du canon dans les deux films. Dans le Voyage, Méliès montre une certaine science du découpage ; il divise une même séquence en trois parties distinctes, afin de mieux la mettre en valeur. Cependant, il ne considère pas ces séquences comme une seule unité d’action dramatique. Il privilégie les plans séparés sans cohérence, à une seule unité d’action.


Les séries d’images ci-dessus sont assez similaires. Elles montrent effectivement un lien, certes indiscutable, entres les deux films. Mais penchons-nous sur les détails. Si, dans le Voyage (à gauche) comme dans l’Excursion (à droite), l’action de mise à feu est bien découpée en trois plans distincts, on note que Méliès n’éprouve pas le besoin d’une cohérence scénique au travers du montage. Le premier plan montre un canon gigantesque, bien plus que le canon du second tableau. Ce qui semble témoigner du fait que le magicien de Montreuil n’éprouve pas le besoin d’une cohérence d’ensemble et réfléchit ses tableaux indépendamment et de façon égale entre eux. Or, cette volonté de montrer un canon aux dimensions différentes crée une incohérence. Laquelle est absente chez Chomón, puisqu’il choisit seulement de montrer le bout du canon, plutôt que de privilégier sa taille. D’un côté, on réfléchit plan par plan avec l’idée de représenter (cinéma des attractions) et de l’autre, on réfléchit les plans comme un ensemble (cinéma narratif). Le montage fait davantage sens chez Chomón et témoigne d’un souci technique plus pointu pour exposer le discours cinématographique. Une autre différence se trouve dans la situation initiale.


D’un côté, le voyage est exposé sur un simple tableau noir d’école avec un dessin à la craie chez Méliès. De l’autre, dans l’Excursion, le voyage est présenté de façon beaucoup plus subtile. Segundo de Chomón montre, encore une fois ici, la modernité dont était dépourvu Méliès. Il introduit une scène indépendante dans l’image, au moyen d’un tableau noir (en réalité un écran noir dérivé du fond noir, mais plus localisé) qui permet d’intégrer une scène au sein d’une même image. Une incrustation vidéo avant l’heure. Au moyen d’une technique plus pointue que les traditionnelles surimpressions de Méliès, Chomón incise dans l’image même la continuité narrative de l’histoire, et non plus pour faire apparaître des trucs comme dans Les tulipes. Une utilisation des techniques cinématographiques au service d’une narration. Les mouvements de caméras, les changements d’échelle, la lumière vont passer de simples focalisateurs d’attention à des effets bien plus complexes et signifiants. La modernité du langage cinématographique est franchie, et Méliès disparaîtra avec le genre qu’il a créé, à cause de son incapacité à se remettre en question. Méliès était un homme du XIXe siècle, alors que Chomón était un homme du XXe siècle.

Ce film et d’autres vont être le point de départ des innovations techniques que Segundo de Chomón va apporter au cinéma et aux techniques de ses prédécesseurs.

Cela commence par le fameux « plan emblématique » symbolique dont j’ai parlé plus haut. Ce plan ne servait qu’à attirer l’attention du spectateur. Or, peu à peu, au fil d’une fluidité narrative dont le cinéma va se faire le représentant, ce plan si spécifique au cinéma des attractions va devenir signifiant. Il abandonne sa vocation attractive et sensationnaliste pour se mettre au service de la narration. De symbolique, ce très gros plan devient narratif. Je vais évoquer plusieurs exemples pour bien le démontrer.

Commençons par comparer deux films. Dans Electric hotel (1908), Chomón recourt au cinéma d’animation (dont il est l’un des précurseurs, oui je sais, encore, ça fait beaucoup pour un simple plagiaire). Un couple arrive dans un hôtel et pose ses valises. Le film est en fait prétexte à montrer de l’animation au tour de manivelle (c’est-à-dire l’ancêtre de l’animation image par image). Ainsi, les valises s’ouvrent toutes seules, les vêtements se rangent dans les tiroirs, les brosses fonctionnent sans intervention humaine… Dans un second film, Pickpock ne craint pas les entraves (1909), Pickpock est un personnage un peu criminel sur les bords. L’histoire du film est toute simple : les forces de l’ordre vont constamment l’enfermer, lui mettre des bâtons dans les roues, mais il s’en sortira toujours. Le choix d’un pickpocket, comme d’ailleurs dans L’insaisissable pickpocket (1908), est un prétexte pour afficher des effets spéciaux et des escamotages. On reprend, encore une fois, le concept des scènes à trucs, mais plus seulement dans le seul souci de représenter une mystification à l’écran. On raconte clairement une intrigue. Aussi simple soit-elle, l’histoire de Pickpock n’en est pas moins une ; un homme qui fuit la police. Le truc cesse d’être un simple « truc » gratuit, il devient faiseur d’histoire.


Dans ces deux séquences, on reprend une nouvelle fois le changement de plan dit du « plan emblématique ». On passe d’un plan de demi ensemble à un très gros plan à chaque fois. Si les changements de plans sont toujours aussi abrupts, dans Pickpock ne craint pas les entraves, ils deviennent signifiants. En effet, dans Electric hotel, l’utilisation du très gros plan n’est là que pour montrer l’animation de la brosse et rien d’autre. Ce plan n’apporte rien à l’histoire. En revanche, et ce, même si dans Pickpock ne craint pas les entraves, on nous montre l’animation de la torsion de la jambe, l’enjeu est bien supérieur : cette capacité explique la suite des péripéties. Le pourquoi il va être enfermé dans une valise : sa capacité à se contorsionner pour s’échapper. Ainsi, il peut se faxer pour sortir d’une malle, voler sur un vélo, ou encore devenir invisible. Les « trucs » rentrent au service d’une justification. L’attraction se met au service de la narration et non plus juste pour elle-même.

Il en est de même dans le délicieux L’araignée d’or (1908). Ce film délicat, qui propose encore une fois une très belle animation, offre en outre l’intérêt de mêler les deux types de « plans emblématiques », le symbolique et le narratif. L’histoire est la suivante : un homme suit un groupe de gnomes dans leur antre. Ceux-ci contemplent l’araignée d’or qui donne son titre au métrage : une araignée capable, au sein de sa toile, de créer des pièces d’or. Leur repaire offre, de plus, toute une galerie de fantastiques bestioles. Notre homme va, bien sûr, s’emparer de l’araignée, non sans avoir inspecté les autres créatures magiques conservées dans des bocaux.


Dans la scène de gauche, nous passons d’un plan de demi-ensemble, à l’habituel très gros plan. Mais ici, il n’est plus symbolique, il est narratif, puisque la découverte de l’araignée tisseuse d’or augure la suite de l’histoire au spectateur : il est clair qu’elle va être l’objet de l’attention du bonhomme. Le changement de plan est donc une mise au point pour le spectateur. Par contre la scène de droite, si elle passe encore par l’inévitable transition d’un plan de demi-ensemble à un très gros plan, n’a pas la même portée. En effet, nous voyons notre homme se dirigeait vers les bocaux sur la droite. Puis, bam !, encore très gros plan. Cette fois on nous fait comprendre que l’individu regarde dans les pots, mais cela n’aide absolument le déroulement de l’histoire. Le prétexte est seulement de nous montrer les petites scénettes à l’intérieur, comme la mouche fabricante de gobelets. Cette science de Chomon est absente du travail de Méliès. Bien plus, Chomon accompagne (lui et d’autres) le cinéma dans son évolution. Mais cette science du changement de plan qui fait sens, n’est pas sa seule contribution au cinéma. Alors que ce dernier devient de plus en plus fluide, les mouvements de caméras apparaissent et donnent une dimension nouvelle aux histoires.

Le petit Poucet (1909) est un film fort différent. Ici, point de scène à trucs ni de féérie. Seule compte l’histoire du conte, racontée fort sérieusement. Alors que les parents discutent entre eux afin d’égarer les enfants dans la forêt, ils ne voient pas le petit Poucet se glisser sous la table pour les espionner.

Les deux premières images nous montrent d’abord le petit Poucet sur le côté, puis se glisser subrepticement sous la table. La caméra se décale alors légèrement vers la table, puis fait un travelling avant gauche vers Poucet, alors sous le meuble. On note encore le sempiternel passage d’un plan moyen à un gros plan, mais cette fois-ci avec un net mouvement de caméra signifiant. Ce dernier a pour effet de ne pas seulement montrer ce qui se passe sous nos yeux comme avant. Il nous permet de rentrer dans l’intimité de l’enfant, et surtout, il met les parents hors-champs, nous faisant comprendre la séparation imminente de ceux-ci et des enfants dans la suite. La mise en scène anticipe l’histoire en matérialisant cette séparation par une disparition effective des parents à l’écran. Brillant !

Mais il y a mieux. Segundo de Chomón passe pour l’un des inventeurs du travelling. C’est son travail sur Cabiria qui fera dire cela à plusieurs critiques. On attribua à Chomón l’invention du carello, qui permettait de faire rouler les caméras sur un chariot afin de leur imprimer un mouvement. En vérité, ces chariots existaient déjà depuis un moment. Toutefois, comme Chomón l’a montré à maintes reprises, il a su faire évoluer les techniques de son temps. Ainsi, s’il n’est pas possible d’entériner cette vérité, il est par contre tout à fait visible dans Superstition andalouse (1912), qu’il est un des précurseurs, sinon le créateur, du chariot d’acteurs permettant de simuler le mouvement.

Dans ce film, un couple se détend sur une terrasse. Tout à coup, une gitane inquiétante vient demander l’aumône. Alors que l’homme s’apprête à lui donner de l’argent, sa compagne renvoie la pauvre femme. Puis le fiancé part. La jeune femme se prend alors à rêver et s’envole dans les songes. Ceci nous est exprimé finement par un simple mouvement. Alors que le visage de la jeune fille apparaît en gros plan à l’écran, son corps, accoudé à une table, se rapproche imperceptiblement de nous. Il s’agit donc, non pas d’un mouvement de caméra, mais carrément de ce qu’on pourrait appeler un « chariotage d’acteurs ».


Le mouvement est bien entendu plus visible dans la projection du film que sur des images arrêtées. Mais on peut noter que ce mouvement d’acteur (comme avec Le petit Poucet) permet de nous introduire dans l’intimité de la jeune fille. D’autant que le décor devient flou, nous invitant davantage à entrer dans la rêverie qui va suivre. Au terme de celle-ci, vers la fin du film, le mouvement se fera en sens inverse, amenant avec lui le retour à la réalité et du mari.

Par sa compréhension précoce des changements de plans et des mouvements de caméra, Chomón a ajouté quelque chose à la magie du cinéma. Il l’a doté d’une lecture plus subtile. Toutefois, s’il est bien un domaine où l’apport de Segundo de Chomón est incontestable, c’est bien celui du mouvement créateur d’abord et surtout de l’animation.

Très tôt, il s’intéresse à la forme et au mouvement dans ses films. On a vu qu’il imprimait du mouvement par les changements d’échelle et sa gestion de la caméra. Mais, avant cela, il avait déjà, dans son film le plus célèbre Le spectre rouge (1907), commencé à réfléchir à la notion de construction par le mouvement. Ce film est un concentré, encore impressionnant, des effets que pouvait produire le cinéma à l’époque. Un démon (Satan, Chomón ou Le Fantôme de l’Opéra avant l’heure ?) cherche à faire apparaître des femmes. Une démone, désobligeante, va à chaque fois l’en empêcher. S’il ne faut pas chercher l’intérêt du film dans son scénario, Chomón y déploie une réflexion sur la création de l’image au moyen du fond noir et de la surimpression. Si, dès le début, le film impressionne par sa précision avec l’arrêt de caméra, c’est par son utilisation de l’écran noir qu’il est encore plus remarquable. L’artiste espagnol semble obsédé par la création d’une image et la décomposition du mouvement. Il y a trois moments forts.

D’abord, Satan verse un liquide dans trois bouteilles. Dans celles-ci, trois femmes apparaissent au moyen d’une surimpression, qui plus est avec un changement d’échelle. Il les fait enfin disparaître en tournant les bouteilles. Cela ne paraît peut-être pas, mais la précision et le timing sont remarquables pour arriver à ce résultat. La surimpression se révèle avec le versement du liquide et s’efface en même temps que la rotation des bouteilles.


Puis, dans un cadre, trois femmes surgissent à l’écran. Deux volets horizontaux se ferment alors pour laisser poindre le visage d’une femme. Enfin, un troisième volet transforme le visage pour le métamorphoser en deux hommes. L’usage conjugué de la surimpression, du cache et des volets est un tour de force. Cette utilisation des volets est, somme toute, l’ancêtre de l’utilisation qui en sera faite plus tard dans la syntaxe cinématographique, comme transition, tel qu’on peut le voir dans Star Wars de Georges Lucas.

Enfin, le meilleur pour la fin est une réflexion sur la composition d’une image. En matérialisant la fabrication d’une image au moyen de cubes, ce sont les fragments de celle-ci qui intéressent Chomón. Comment s’agencent-ils les uns aux autres ? Comment, à partir d’éléments disparates, une image peut-elle devenir entière ?

Les cubes, posés par terre, s’assemblent sur un écran noir afin de constituer une image complète. Il faut relever la complexité du tour. En effet, comme les cubes s’assemblent en montant, il faut donc avoir détruit la structure une fois complète par derrière, afin de filmer ensuite sa destruction. Ce n’est qu’alors, grâce à une inversion de la pellicule, qu’on aura l’illusion de la création. Ce trucage est facile à mettre en œuvre dans une action linéaire, mais dès lors que l’on combine mouvements normaux et inversés, l’entreprise devient bien plus difficile.

Avec Le spectre rouge, Chomón étale ses capacités. Sa recherche de la création et de la décomposition du mouvement ne pouvait qu’annoncer ce qui fera plus tard sa renommée : l’art de l’animation. Celui qui, par sa nature, donne vie aux objets par le mouvement. Là encore, la palette de l’Espagnol est remarquable d­’inventivité et de variété.

Si on lui attribue à tort la création de la stop motion, il n’en demeure pas moins qu’il en est un des pionniers et que, pour l’époque, il testa un nombre assez impressionnant de techniques. Vous le verrez, ce qui saute aux yeux dans le travail de Chomón sur l’animation, c’est la constante recherche de la création. Une forme en devient une autre, comme un mouvement perpétuel qui avance grâce à une image qui se renouvelle en permanence. Il est possible de dégager trois axes : le travail sur la création pure, l’animation d’objets et l’animation de personnages. Puis, à travers ces différentes facettes du mage espagnol, s’en dessine une autre, plus subtile.

Cela commence par Sculpteur express (1907). Ce film ne contient pas réellement d’animation, il s’agit plutôt d’un travail préparatoire pour les travaux futurs. Tout le métrage consiste à filmer un tas de terre glaise informel qui, sous les mains d’un sculpteur présent à l’écran, prend vie au travers de différents visages. On peut, par contre, déjà noter ce souci de créer une forme à partir de rien. Comme le cinéma qui prend vie à partir d’une simple pellicule.


Dans ce que l’on peut considérer comme sa suite spirituelle, Sculpteur moderne (1908), l’animation est cette fois bien présente. Mais, bien plus, c’est toute une réflexion sur la forme à laquelle se consacre l’Espagnol dans ce petit bijou. La première partie du film se concentre sur la présentation de jolis cadres dans lesquels des humains composent de vraies statues vivantes. Dans un second temps, après les statues qui s’animaient, c’est au tour d’un tas de terre glaise de donner la vie sous les mains d’un dieu démiurge. Cette fois, on ne voit pas les mains du créateur, il s’agit donc bien d’animation image par image. Ainsi, ce sont différents animaux (chats, aigle, crocodile…) qui vont naître devant nos yeux. L’animation est fluide et sensible. Puis, le chef d’œuvre du court-métrage : la création de l’homme. Sur le même principe que les animaux, d’un tas de terre inerte, la matière devient femme d’argile, pour devenir enfin humaine à part entière. Il est impossible de ne pas voir une référence à la Genèse. La gradation est merveilleuse : l’art simule la vie, mais l’artiste peut aller plus loin encore s’il en a l’inspiration : il peut être faiseur de vie. Ce film constitue l’un des plus beaux exemples de réflexion sur la matière et dénote une sensibilité étonnante chez Segundo de Chomón, dont l’amour pour l’animation peut évoquer celui de Ladislas Starewitch dont j’ai déjà parlé ici.

Ce travail sur la matière en création se retrouve dans d’autres films, moins profonds, mais tout aussi délicats. Ainsi, j’ai déjà évoqué plus haut le cas de L’Araignée d’or créatrice de pièce d’or. À ses côtés, nous pouvons également voir une mouche fabriquer des coupelles, ou encore une fourmi dessiner un papillon (ironique). Mais aussi dans Chiffonniers et caricaturistes (1909), avec cette fois à nouveau de la terre glaise, mais surtout du papier découpé et une réflexion sur l’espace ! Une caricature, découpée en différents morceaux, est reconstituée devant nous. Les fragments sont jetés pêle-mêle sur une feuille de papier, avant d’être reconstitués en un seul ensemble par l’animation. De même, des carrés constituant une autre caricature sont éparpillés, avant d’être rassemblés en une seule entité, comme un puzzle. Ces carrés ne sont pas sans rappeler les cubes utilisés pour créer une femme dans Le spectre rouge. L’animateur peut récréer la vie avec n’importe quoi, quelle que soit la place des matériaux dans l’espace-temps.

De la réflexion sur la vie et la forme, Chomón sait aussi penser en style visuel. Dans Ombres chinoises (1908), il continue cette exploration sur la création, mais cette fois avec des silhouettes. Comme dans Chiffonniers et caricaturistes, il place différents éléments (cette fois sur une structure lumineuse) et les fusionne pour créer une nouvelle forme sans équivalence. Ainsi, deux objets peuvent donner, grâce au talent et surtout à l’imagination, une danseuse. Vous noterez la gradation : on passait d’un tas de terre informe à un visage de statues qui prenait vie dans Sculpteur moderne, à un rien qui donne un tout totalement différent dans Ombres chinoises. Ce qui se joue, c’est à nouveau une réflexion, mais cette fois centrée sur la matière, sur l’ombre et la lumière. Deux mondes qui regorgent de possibilités infinies.

Le mage espagnol va aller encore plus loin dans sa recherche de la plasticité. Il va donner corps à l’impossible. Et si l’animation, qui donne la vie à des êtres inanimés pour les subjuguer, pouvait se manifester dans le rêve et, par sa force inhérente, impacter la réalité ? On sait que les rêves peuvent parfois donner corps au réel. Un principe que Chomón va faire sien, dans cette petite merveille qu’est Une excursion incohérente (1909). Un groupe d’hommes et de femmes, à cause de la pluie, trouve refuge dans une maison abandonnée. Fatigués, ils se reposent. La femme tend un drap entre les lits pour conserver son intimité. Or, l’homme à ses côtés se met à rêver. Quelle surprise de voir que son rêve se matérialise sur le drap qu’elle a tendu ! Le rêve épouse la forme réelle. En reprenant le principe des ombres chinoises, Segundo de Chomón, cette fois, se surpasse. Le rêve prend forme progressivement devant nos yeux. Un pont et un train se dessinent, puis plus poétique, un oiseau qui s’évade de sa cage. Mais, bien plus inquiétant, les démons rêvés s’invoquent sur le drap et prennent littéralement vie. Le drap devient alors une sorte de portail d’entrée des songes dans le monde réel, comme la caméra qui filme des choses invisibles à l’œil nu. La caméra et l’animation ont réalisé l’impossible, faire la jonction entre le rêve et la réalité.

Georges Méliès a bien réalisé des fééries, mais n’a jamais poussé aussi loin la réflexion sur les mondes, le lien existant entre le visible et l’invisible. Il lui donna certes corps, mais sans interroger les liens entre les univers, entre le créateur démiurge et ses créations. Il a fait ce qu’il savait faire, mais n’a pas joint la réflexion au savoir-faire. Segundo de Chomón, lui, n’est plus le second, il est celui qui fait. Toujours en perpétuelle recherche d’une nouvelle forme à créer, d’un progrès, d’une innovation. Il est peut-être ce copieur tant décrié, mais il est celui qui apparaît très rarement : le copieur qui adapte à sa vision personnelle le travail des autres, il est celui qui dépasse le travail original.

Ce perpétuel travail se cristallise dans un petit bijou d’animation et d’effets spéciaux dans Métamorphoses (1912). Une flamme consume de haut en bas une boule de billard, l’objet disparaît sous l’action destructrice du feu. Mais le feu n’est-il pas aussi l’élément qui donne la vie ? Ne fertilise-t-il pas la terre après l’avoir brûlée ? De même qu’un volcan peut détruire, il peut aussi donner la vie. C’est cette réflexion qui est à l’œuvre ici. De même que du rêve peut sortir la vie grâce à l’animation, le cinéma ne peut-il, grâce à une astuce, faire naître la vie de la flamme destructrice ? C’est ainsi que, sitôt l’objet initial brûlé, le film se met à tourner en mouvement inversé. La flamme se déplace alors vers le haut, pour laisser apparaître un nouvel objet ; un oiseau qui, tel le phénix, renaît de ses cendres. Une matérialisation premier degré de cet animal mythique.

Si Chomón savait allier art et réflexion en proposant des mises en abyme à travers le cinéma, il a su également, comme je l’ai montré, mettre au service de son imagination plusieurs techniques. La terre glaise (l’ancêtre de la claymotion, l’animation de pâte à modeler), le papier découpé, mais aussi… la marionnette.

Si Le théâtre électrique de Bob (1909) ne contient pas de philosophie aussi poussée que les films précités, il propose néanmoins une jolie animation de délicates figurines. Ou encore l’animation d’objets simples comme un couteau ou une théière dans La maison ensorcelée (1908), version améliorée de The haunted hotel (1907) de James Stuart Blackton, autre pionnier de l’animation.

La suite de sa carrière se jouera principalement en Italie comme assistant de Giovani Pastronne, sur le mastodonte Cabiria par exemple. Cette collaboration durera quand même une dizaine d’années. Nous retrouverons le travail de Chomón sur le film de propagande italien Maciste chasseur alpin (1916). Mais ce qui nous intéresse beaucoup sur L’Arène d’Airain c’est l’animation. Nous retiendrons donc le travail de Chomón sur La guerre et le rêve de Momi réalisé en 1917, dont il s’occupa de l’animation des marionnettes ainsi que de la réalisation du segment d’animation. C’est un film sur la dénonciation de la Première Guerre mondiale, une belle fable, une très jolie histoire du point de vue d’un enfant qui rêve. La mise en scène avec les marionnettes sublime le propos en apportant une touche d’onirisme qui n’enlève rien à la dureté de la guerre, puisqu’on parle même des armes chimiques. La guerre aérienne avec ses destructions est, elle aussi, largement évoquée. Le film surprend par sa sophistication : beaucoup de personnages, de machines diverses… en plus de proposer une animation très fluide. Chomón se permet même un certain cynisme. Le ton oscille entre douceur et dureté, on peut même voir des morts. Un témoignage précieux qui montre, s’il on en doutait encore, que le cinéma d’animation peut traiter tous les sujets et n’est pas simplement destiné aux enfants. La stop motion apporte une métaphore et une mise en abyme qui accentuent au contraire la tragédie filmée. Son travail n’est pas sans rappeler celui opéré à la même époque par Ladislas Starewitch sur le film pacifiste Le Lys de Belgique. Ce film constitue le chef d’œuvre de Segundo de Chomón dans le domaine de l’animation.


Chomón continuera d’œuvrer pour les grands, puisqu’il sera de l’aventure d’un des derniers films muets majeurs, le lyrique Napoléon d’Abel Gance en 1927. Il mourra cette même année. Mais gageons qu’il aurait sans nul doute survécu à l’arrivée du cinéma parlant.

Si Méliès était l’initiateur des scènes à trucs et des fééries, qu’il a en fait adaptées telles quelles des spectacles du XIXe siècle, ainsi que le créateur des effets spéciaux, il n’a malheureusement pas su évoluer assez vite, à une époque où les changements dans l’industrie étaient très rapides. Segundo de Chomón, s’il a effectivement copié Méliès, a su par son talent technique, son innovation et sa modernité, s’adapter aux changements. Il a fortement contribué à faire entrer le cinéma forain dans l’ère moderne. Avec lui, les mouvements de caméra deviennent sens, les changements d’échelle servent un but plus complexe que celui de montrer. Il a su varier, plus que Georges Méliès, ses talents et ses réalisations ; expert en couleurs, en effets spéciaux, en photographie, inventeur, animateur, il était plus armé pour affronter les changements à venir.

Si on retient la postérité pour classer les individus et leurs œuvres, effectivement, on retiendra l’aura toute puissante de Georges Méliès et on continuera à laisser, avec une certaine complaisance, le travail de Segundo de Chomón dans son ombre. Toutefois, si on s’écarte du sentimentalisme pour considérer, en historien, qu’une œuvre doit se comprendre dans son contexte et non pas dans son interprétation ultérieure (trop facilement manipulable), on retiendra seulement et objectivement ceci : le dernier film de Méliès sera en 1913, alors que la dernière œuvre à laquelle participera Chomón sera en 1927.

Ce que l’humain ne veut pas voir cent ans plus tard, la réalité l’expose de toute son éblouissante lumière : l’un n’était plus, quand l’autre survivait à chaque étape de l’évolution du cinéma. Georges Méliès était un homme de magie, Segundo de Chomón fut simplement un homme de cinéma.

« Sculpte, lime, cisèle ;

Que ton rêve flottant

Se scelle

Dans le bloc résistant ! » (« L’Art », 1852, Émaux et Camées, Théophile Gautier)

1.Jacques MALTHÊTE « À propos de la fragilité des filmographies de Segundo de Chomón », Les Mille et un visages de Segundo de Chomón, Collectif, Fondation Jérôme Seydoux – Pathé Presses Universitaires du Septentrion, p. 38

2.André GAUDREAULT « Les vues cinématographiques selon Segundo de Chomón ou propositions pour une approche différente, différenciée et différentielle du « mage Espagnol »», Les Mille et un visages de Segundo de Chomón, Collectif, Fondation Jérôme Seydoux – Pathé Presses Universitaires du Septentrion, p. 122

3.Ibid.

4.Patrick DÉSILE « L’Excursion n’est pas le Voyage », Les Mille et un visages de Segundo de Chomón, Collectif, Fondation Jérôme Seydoux – Pathé Presses Universitaires du Septentrion, p. 91

5.Ibid.

6.Ibid., p. 93-94



Quelques liens :

https://archive.org/details/segundodechomon : vous y trouverez un certain nombre de films en accès libre.

Segundo de Chomón : l’indispensable IMDB !

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