Aegir, propagande et mythologie en 1914
Voici un très joli film fantastique. Aegir ou Ägir ou encore Ægir est une rareté, ainsi qu’un film de propagande au premier degré venu tout droit de l’Empire allemand. Réalisé en 1914 par Julius Pinschewer, il propose un improbable cross-over. Pour mieux comprendre voici un résumé :
« Ägir (ou Ægir, personnage de la mythologie nordique) est le roi de la mer. Ayant découvert sur une « gazette locale » que l’emprunt de guerre allemand serait un fiasco, il décide de quitter son royaume et de se rendre en Allemagne afin de vérifier la véracité de la nouvelle. Il en profite pour encourager le peuple allemand à participer à l’effort de guerre. »
Ce court-métrage lancé au début de la Première Grande boucherie est en réalité un appel au peuple à soutenir l’effort de guerre allemand. Nous sommes bien loin de l’engagement et du pacifisme dont avait fait preuve le réalisateur français Alfred Machin, avec son film sorti quelques mois avant la guerre : Maudite soit la guerre en 1914. Comme nombre de ses semblables, Aegir exalte le patriotisme. Mais, ce qui fait son originalité, c’est la présence d’un géant venu tout droit de la mythologie nordique.
Le personnage d’Aegir est en réalité la personnification de la mer. Or, comment convaincre le pays allemand qu’il est prédestiné à la victoire ? En montrant un dieu en visite dans le doux pays prussien, afin de se rendre compte de son état moral. Ainsi, l’Empire allemand devient le préféré des dieux.
Il faut franchement le voir pour le croire. Une fois digéré le discours propagandiste – qui soit dit en passant n’est pas pire que n’importe quel film de propagande –, on se prête à sourire devant les déambulations d’Aegir au sein de Berlin. Comme ne le précise pas le résumé, c’est à la suite de la chute d’un journal au fond de l’eau qu’Aegir décide d’aller voir de ses propres yeux le pays des élus. Mais ce dieu est un dieu de pacotille, comme dirait Ovide, qui ne sait pas faire grand-chose par lui-même. Autant, on peut comprendre le recours à la mythologie pour galvaniser un pays, autant s’il s’agit d’une divinité aussi ridicule…
C’est qu’en fait Aegir a besoin de l’armée allemande pour se rendre en terre berlinoise. Un sous-marin, un bateau, une voiture… Ce « dieu/géant » ne sait pas voler, est incapable de se rendre à destination par lui-même. Je suis une mauvaise langue, mais il est bon de ridiculiser un film qui a ce genre d’ambitions. Bien qu’Aegir semble réellement avoir peu de pouvoirs, le fait qu’il soit véhiculé par l’armée est bien entendu l’occasion de montrer les soldats en pleine activité. On ne peut faire mieux pour motiver une population.
Le contraste est saisissant. Entre, d’un côté, un Aegir habillé comme un Poséidon avec trident et coquillages et, de l’autre, les soldats allemands, je n’ai pu m’empêcher de sourire.
La passivité avec laquelle les soldats réagissent à l’apparition soudaine du géant est également assez comique, personne ne s’étonne de rien. Puis vient la grande parade, la déambulation d’Aegir dans Berlin qui fait un détour par la Porte de Brandebourg, la fontaine à son effigie devant laquelle il pose, puis enfin la Banque Impériale.
En effet, le but du film est sans détour de promouvoir l’emprunt de guerre. Donner son argent à une banque à l’époque comme aujourd’hui, c’est faire le bien. Ainsi défilent aux côtés d’Aegir toutes sortes de gens : la mère éplorée qui, ayant perdu son fils, lui rend hommage en offrant de l’argent, des fillettes venues sacrifier leur argent de poche… Bref, les monstruosités classiques. L’anachronisme provoqué par la présence d’Aegir a néanmoins quelque chose de tellement impayable et de comique que, pour peu que l’on arrive à faire abstraction du propos et du contexte, on peut se marrer un poil devant cette visite touristique d’un géant venu de la mythologie nordique.
On peut évoquer un autre film allemand qui recourt à la mythologie, mais grecque cette fois-ci. Le péplum Amphitryon réalisé par Reinhold Schünzel en 1935. Il s’agit d’un film produit par l’Allemagne Nazie au sein des célèbres studios UFA. Or, contre toute attente, le métrage se révèle très agréable, drôle même, avec un Zeus et un Hermès descendus directement de leur Olympe pour trousser la belle Alcmène, pendant que son époux Amphitryon est parti à la guerre. S’en suivront des scènes franchement osées, riches en érotisme, en liberté de ton et même critiques envers le militarisme et l’autorité. Le tout saupoudré d’un zeste de chansons et nous avons un péplum fantastique issu de l’Allemagne des années 1930, assez inattendu, mais très sympathique à découvrir. Il est même considéré comme une parodie du célèbre film Le Triomphe de la volonté de Leni Riefenstahl sorti la même année.
Pour finir, en ce qui concerne Aegir, outre son aspect involontairement comique, son intérêt principal réside dans l’affichage direct de son message. Il augure enfin ce que sera l’Allemagne des années 1930-1940, et ça, c’est beaucoup moins drôle…