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Alexandre Rou : le conteur du cinéma soviétique

Le Mystère d’un lac de montagne (1954), Тайна горного озера

Le Mystère d’un lac de montagne (1954) est particulièrement intéressant dans la carrière d’Alexandre Rou dans la mesure où le réalisateur va à l’encontre du reste de sa carrière : les films de contes et les films fantastiques. La question est pourquoi ? Démarche volontaire ? À priori non. On le sait, le réalisme socialiste n’aimait pas le formalisme, ni les avant-gardes artistiques des années 1910/1920, trop abstraites, voire carrément mystiques. Ceux qui pouvaient se demander comment un film comme Une nuit de mai, ou une noyée avait pu passer en URSS alors que Staline était encore en vie, trouveront une réponse avec ce film.

Les films de contes, ou de fantasy disons pour les bogatyrs, ont été encouragés à partir des années 1930 pour les enfants, mais également parce qu’ils célèbrent le folklore russe, l’ancienneté de la culture russe et exacerbent le nationalisme à travers les preux combattant les méchants et envahisseurs qu’ils soient réels ou fictifs. Par exemple les chevaliers teutoniques dans Alexandre Nevski ou une féroce armée de l’ombre dans Kachtcheï l’immortel. Et puis, ces contes font partie de l’histoire, du patrimoine. Le conte est donc toléré, voire encouragé. Mais le problème avec Une nuit de mai, ou une noyée est autre. Bien qu’il ait tout de l’ambiance des films de contes : chansons, héros vertueux, décors en studio, douceur naïve, il verse dans le mysticisme avec sa belle histoire de fantôme tragique. Or, même si le film a bien été finalisé, cela n’a pas été du goût de tout le monde. Le conte, on sait que c’est du merveilleux, cela n’existe pas. Par contre, le mysticisme, les fantômes et autres histoires d’apparitions posent un dilemme qui relève de l’inexplicable. On est donc dans l’ordre de la croyance qui ne s’explique pas. Pourtant, dans la patrie de Staline tout s’explique, tout est rationnel. Il convient de dire que le film a finalement déplu à la censure dans la mesure où Alexandre Rou, sera en quelque sorte « puni » pour son prochain film d’une façon typique en Union soviétique : aller voir si l’herbe est plus verte ailleurs.

C’est ainsi que Rou part pour l’Arménie réaliser un film avec des acteurs locaux et écrit par des auteurs arméniens. Le film en question est une commande, un film avec des enfants pour héros, un film didactique, une sorte de film de propagande. Quelle propagande ? Nullement politique. À la punition de « l’exil » les censeurs ont rajouté autre chose. Rou va devoir faire un film qui n’a d’autre but que de prouver que les créatures de contes et des légendes n’existent pas. Le propos entier du film est de démontrer scientifiquement qu’une légende est fausse et n’existe que dans l’imaginaire collectif. Une forme d’auto-critique cinématographique pour Rou, père des contes dans le cinéma russe… qui le rapproche encore une fois de Eisenstein qui avait dû faire son auto-critique dans les années 1930. Il s’agit en tous cas d’une idée de génie pour la censure : amener un réalisateur de contes à faire un film qui nie son propre univers.

Le film s’ouvre justement sur une légende. Un vieil homme raconte à des jeunes pourquoi aujourd’hui les terres, autrefois si vertes de la région, sont aujourd’hui victimes de sécheresse. Alors qu’une femme venait puiser de l’eau à la montagne, les cascades s’arrêtèrent de couler. C’était l’œuvre d’une créature maléfique qui faisait disparaître la rivière. Malheureusement, la demoiselle avait enfreint la loi. Le peuple ne devait pas s’approcher du sommet de la montagne, résidence du géant de pierre Dev, la punition sera donc le manque d’eau. Elle fut capturée par le monstre et nul ne sait ce qu’il en advint. La légende sert d’explication à la soudaine disparition de la rivière. Toujours est-il que depuis longtemps, la rivière a cessé de couler.

Les dix premières minutes sont typiques du style de Rou. Il nous fait découvrir une nature sublime, fleurie, chantante. Nous pénétrons ce monde merveilleux par la voix d’opéra d’une belle jeune fille qui s’en allait puiser de l’eau. Comme de coutume, elle est particulièrement belle et habillée de façon traditionnelle. Elle est un personnage de conte, les fleurs s’ouvrent littéralement au son de sa voix. C’est avec un certain amusement respectueux, que l’on constate, encore une fois, que l’apparition d’une belle fille est souvent suivie d’une très belle chanson, véritable code du genre. La photographie est magnifique, les décors en studio succédant à la nature. Puis, le géant de pierre apparaît ! À sa vision on se prend à regretter que la partie conte soit déjà finie. Il est particulièrement convainquant et n’est pas sans faire penser à la célèbre trilogie cinématographique japonaise Majin (1966) et son géant de pierre. Encore un point commun avec le Japon ? D’ailleurs, une malédiction pesait également sur lui comme avec le Dev de ce film-ci. Vous savez que sur l’Arène d’Airain on aime faire des liens entre les différentes cultures, de façon à nuancer une vérité déformée : « Nous sommes les premiers à faire, nous sommes meilleurs que… » On a trop tendance à isoler avec complaisance une œuvre de façon à lui donner parfois plus de valeur qu’elle ne le mérite.



Malheureusement, le plus intéressant s’arrête après seulement dix minutes, pourtant de toute beauté. Désormais, jeunes et scientifiques ne vont avoir de cesse de réfuter cette légende afin de faire triompher les lumières de la raison socialiste. Un peu comme avec le film d’animation Le petit Samoyède (1927) dont le propos était de démontrer que tout mysticisme était une arnaque. Curieusement, des géologues traînent justement dans le coin…

Le reste du film prend la forme d’une quête, qui n’est, cela dit, pas désagréable à suivre. Si jusque-là les films de Rou étaient destinés à un public plutôt enfantin, ils n’en avaient jamais été les héros. C’est maintenant chose faite. Mis à part qu’avant c’était pour faire rêver les enfants, maintenant c’est pour les éduquer à ne pas croire ce que disent les contes et les films dont ils sont issus. Curieux paradoxe… C’est donc une sorte de film d’aventure qui nous est proposé. Des jeunes pionniers partent dans les cours d’eau, les montagnes et affrontent mille dangers. Des serpents, des geysers, des grottes… Rien que du vrai. Néanmoins, caméra de Rou oblige, la photo est toujours exemplaire dès qu’il s’agit de filmer la nature soviétique. La faune et la flore sont montrées avec tendresse comme dans tout bon film de conte. Le lyrisme des précédents films est à chercher dans ces quelques moments de grâce. Cette démarche de filmer la nature avec poésie rappelle La sixième partie du monde de Dziga Vertov (1926).



Puis, à un moment, un groupe d’enfants trouve une tablette écrite en cunéiforme… La légende se rappelle au bon souvenir de tout le monde. L’enfant semble comprendre, grâce à la tablette (?!), que la rivière a disparu suite à un tremblement de terre. Je me base sur un résumé détaillé, mais comme le film était en russe sans sous-titres, je ne puis dire plus précisément. Il serait gros en effet, qu’un enfant arrive à traduire du cunéiforme, mais après tout, le but est de démontrer la supériorité de la logique sur le mysticisme… La tablette doit donc certainement contenir des informations.

Toujours est-il que le groupe qui a trouvé la tablette veut prévenir les autres, c’est sans compter sur l’orage qui arrive et nous sommes en montagne… Les deux enfants se retrouvent alors prisonniers d’une grande caverne, vous y êtes ? Celle de la légende. Ils vont découvrir alors la supercherie. Les hiboux et les chauves-souris contribuent à donner une atmosphère effrayante à cette scène. Des offrandes, un autel, une idole, des sacrifices humains, des squelettes, il y a bien eu une croyance, mais des siècles après, ses traces sont révélées. Le monstre de la légende n’est que le résultat d’un vieux culte païen. Culte d’autant plus maléfique qu’il demandait des sacrifices. En plus d’être fausse, la légende provoquait la mort d’innocents… Si vous n’avez pas encore compris que la croyance c’est mal…



Mais revenons un instant sur cette séquence. J’aime à y voir une sorte de pied de nez de Rou. Peut-être suis-je à côté de la plaque. Comme au début avec le géant Dev, la scène est tournée en studio. Or, les décors factices sont souvent mis à contribution pour révéler le monde des contes, du merveilleux, de l’inexplicable. De plus, les enfants découvrent la vérité non sans une certaine angoisse, comme si la vérité n’était pas toujours bonne à dire, comme si Rou prenait un malin plaisir à faire peur aux enfants. Ne vaut-il pas mieux croire en l’irréel avec ses héros plus rassurants que de vénérer la brutale réalité ? Magnifiquement filmée, la grotte paraît d’une beauté angoissante. Comme si Rou avait voulu envelopper la vérité d’un voile de fantasmes.


C’est ici l’occasion de parler rapidement de l’horreur dans le cinéma soviétique. On dit souvent qu’il y a peu de vrais films d’horreur. Même qu’il n’en existe qu’un seul : Vij (1967) dont Alexandre Ptouchko s’est occupé des effets spéciaux (sorti chez Artus Films). C’est quand même plus compliqué que ça. Il est vrai qu’il y en a peu, mais le cinéma inquiétant ne se résume pas à un seul film. On pourrait évoquer l’excellent Les noces de l’ours (Медвежья свадьба) de 1925, à l’ambiance délicieusement gothique et macabre. Alexandre Rou lui-même n’est pas sans aimer donner quelques frissons. Déjà, dans Kachtcheï l’immortel, il utilisait avec malice les lumières et les ombres à la façon du cinéma expressionniste allemand. Le film a d’ailleurs beaucoup de points communs avec Les Nibelungen de Fritz Lang (et oui encore un lien). C’est ainsi que Kachtcheï nous apparaît pour la première fois comme une sorte de monstre sortant des ombres. L’incendie du village lui-même, réaliste pour le coup, n’était pas non plus sans faire naître une certaine angoisse. Que dire de La Nuit de mai, ou une noyée et de son doux mysticisme ? Le lac parfois inquiétant avec sa danse fantomatique des noyées ? La suggestion du fantastique à plusieurs niveaux… Que dire encore de la fille de légende qui cherche à se venger ? Même si tout cela est traité dans un style propre à Rou et aux films de contes russes en général, avec douceur et lyrisme, la sensation d’étrangeté n’est jamais loin. On peut penser également à la reine de la caverne dans La fleur de pierre (1946) de Ptouchko. Ce dernier n’était pas non plus avare d’effets gores dans Le Géant de la steppe. D’accord, il n’y a pas de giclées de sang dans le film, mais comment appelez-vous une scène où Ilia Mouromets coupe un mec en deux de haut en bas avec les deux parties qui tombent distinctement ? C’est violent, bien que cartoonesque. Voilà, je referme cette parenthèse qui n’est cependant pas hors-sujet. Rou semble aimer montrer à l’écran une angoisse diffuse, ce que confirmeront certains films ultérieurs.

Les deux enfants sont donc prisonniers de la caverne. Heureusement pour eux, les géologues et les villageois les cherchent et les retrouvent. Comme par hasard, l’orage provoque un nouveau tremblement de terre, et alors la rivière, qui avait disparu depuis des siècles, rejaillit à nouveau du sommet de la montagne. Le film se termine alors avec la rivière coulant en contrebas dont les berges se garnissent d’humains reconnaissants. Néanmoins, même cette fin est ambigüe… D’accord, les géologues et les enfants ont prouvé la disparition de la rivière et l’inanité de la légende. Toutefois, toutefois… Ce ne sont pas eux qui ont fait couler à nouveau la rivière. L’homme n’a fait que comprendre, il n’a rien entrepris. C’est l’orage et la montagne qui ont permis à l’eau de rejaillir, les forces de la nature, qui étaient elles-mêmes vénérées par les croyances païennes… Alors, légende ou pas légende ? Rou a-t-il réussi à retourner le film contre lui-même ?

Encore une fois, pardonnez-moi pour les quelques inexactitudes, regarder un film sans sous-titre aucun est peu évident…



La fiche kinoglaz du film : https://www.kinoglaz.fr/index.php?page=fiche_film&lang=fr&num=2605



Tables des matières

1.Introduction
2.Par le vœu du brochet (1938), По щучьему веленью
3.Vassilissa la Belle (1939), Василиса Прекрасная
4.Le Petit cheval bossu (1941), Конек – горбунок
5.Kachtcheï l’immortel (1944), Кащей Бессмертный
6.Une nuit de mai, ou une noyée (1952), Майская ночь, или утопленница
7.Le Mystère d’un lac de montagne (1954), Тайна горного озера
8.Un cadeau précieux (1956), Драгоценный подарок
9.Les Nouvelles aventures du Chat botté (1958), Новые похождения кота в сапогах
10.L’Habile Maria (1959), Марья-Искусница
11.Les Veillées dans un hameau près de Dikanka (1961), Вечера на хуторе близ Диканьки
12.Au Royaume des miroirs déformants (1963), Королевство кривых зеркал
13.Le Père Frimas (1964), Морозко
14.Feu, eau et… tuyaux de cuivre (1968), Огонь, вода и… медные трубы
15.Barbara la fée aux cheveux de soie (1969), Варвара-краса, длинная коса
16.Les Cornes d’or (1972), Золотые рога
17.Conclusion

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