Accueil,  Comédie musicale,  Contes-fantasy,  Dossiers,  Europe de l'Est,  Fantastique,  Films,  Grand public,  Réalisateurs,  URSS

Alexandre Rou : le conteur du cinéma soviétique

Une nuit de mai, ou une noyée (1952), Майская ночь, или утопленница

Une nuit de mai, ou une noyée (1952) est une adaptation d’une nouvelle de Nicolas Gogol issue du recueil Les Soirées du hameau. C’est de ce livre qu’est également issue l’histoire La nuit de Saint-Jean, plus connue, également adaptée par Rou. Les récits de cet ensemble baignent dans une atmosphère fantastique, drolatique et quelque peu romantique. Gogol y déploie une aptitude à mélanger plusieurs niveaux de réalité inspirées par les histoires et croyances des paysans ukrainiens.

Le film lui-même est légèrement différent des précédents de Rou. Point de méchant au sens classique du terme, ni de héros dont le devoir est de délivrer la princesse. Même l’humour est moins potache. Mais aucun doute possible, on reste bien dans un film à l’ambiance de conte. Seule la structure du récit change réellement. L’atmosphère est bien celle des films de contes russes. Une campagne champêtre au possible, un lac aux eaux tranquilles et mystérieuses, des forêts de bouleaux, des chants, de la musique, un beau héros romantique, une histoire légère qui se termine bien… Sauf que pour une fois, il ne faut pas sauver la terre russe.



Le début s’ouvre de la même manière que Kachtcheï l’immortel. Dans un village de campagne fortement idéalisé (tourné en studio d’où les belles couleurs), les jeunes s’en reviennent du travail des champs. C’est le printemps, les cœurs sont échauffés, les jeunes hommes se sentent d’humeur à faire la cour aux demoiselles. Les messieurs sont en costume traditionnel, les filles sont toutes fraiches, jeunes et jolies. Tout est beau, tranquille et idéal dans cette campagne hors du temps. Parmi tous ses hommes, il en est un, Levko, qui aime à jouer de la mandore. Il est lui aussi aimé par une jeune fille courtisée par tout le village : la belle Hannah aux joues de soie incarnate. Mais, le maire du hameau, père de Levko, arrogant et coureur de jupon, refuse catégoriquement le mariage. Il a lui aussi des vues sur la jouvencelle. C’est plus que ne peuvent en supporter Levko et ses amis qui vont profiter de la nuit de Pâques, chargée en énergie magique pour jouer un tour aux villageois et faire en sorte qu’ils se rappellent longtemps de cette nuit.

Prenant la tête du groupe des jeunes hommes habillés en monstres et en démons, ils s’en va chantonnant à travers les ruelles une chanson bien corsée sur le maire. Ce dernier, n’en croyant pas sa moustache, se lance à la chasse du meneur. Plusieurs fois, il pense l’avoir attrapé, mais à chaque fois il s’avère que c’est sa commère (comprendre sa femme ou sa belle-sœur) … Quelle diablerie se cache là-dessous ?



Pour autant, l’histoire n’est pas que poésie. Bien que se déroulant dans un contexte réaliste, l’atmosphère est très chargée en suggestion fantastique. Et, de fait, le fantôme d’une fille noyée voici de cela longtemps implore l’aide de notre poète. C’est bien connu, les poètes et les amoureux sont les seuls capables de voir les fragiles et diaphanes apparitions. Ce spectre, aux yeux tristes emplis de larmes, fut victime autrefois d’une sorcière. Un jour, son père se remaria en secondes noces avec une jolie jeune femme qui s’avéra être une médisante sorcière qui poussa son mari à maltraiter tellement sa fille qu’il l’accula au suicide. Depuis, le lac dans lequel se noya la tragique tourterelle, devint pour toutes les jeunes vierges en souffrance le lieu de l’ultime désespoir. Les vieilles racontent que par des nuits claires, elles viennent se réchauffer dans le jardin seigneurial et danser des ballets évanescents sur les eaux sombres du lac aux suicidées. Paraît-il que la sorcière se joint parfois à elles pour se moquer de leurs souffrances. La victime, devenue en quelque sorte reine des spectres demande l’aide du bon Levko pour la retrouver. Ce dernier, ému par ses paroles tragiques, réussit à confondre la sorcière qui sera capturée par les apparitions de noyées. Au petit matin, croyant avoir rêvé, il trouve dans sa main la lettre du commissaire qui ordonne au maire du village de marier son fils à l’élue de son cœur.



Le fantastique est ici fortement accentué. La nuit de Pâques, fortement imprégnée d’énergie et de croyance, rend plausible quelque manifestation maligne ou divine. La présence d’humains déguisés en monstres chantant et dansant n’est pas sans rappeler les yôkai et autres démons des films fantastiques du Japonais Nakagawa Nobuo. Après tout, Gogol s’inspire des croyances ukrainiennes tout comme Nakagawa s’inspire des histoires du folklore nippon. De plus, l’utilisation des décors en studio permet de créer une réalité artificielle et envoûtante, propice à cette histoire de vaudeville campagnard. Autre point commun que l’on peut rajouter : au cours d’un flashback, la sorcière qui a tenté de tuer la jeune fille s’est transformée en chat noir, animal également utilisé dans le folklore japonais et bien entendu dans un film que Nakagawa tourna en 1958 : Le Manoir du chat fantôme (亡霊怪猫屋敷). Toutefois, la jeune fille qui réussit à couper une patte du félin, constatera le lendemain que sa belle-mère a un bras en écharpe. Les personnages mutilés sont également légion dans les cinémas japonais et hongkongais.

Toute proportion gardée, cette belle histoire d’amour sur fond de spectres, me rappelle le film Histoire de fantômes chinois (1987) de Tsui Hark. La théâtralité, les décors en studio, le premier degré de l’intrigue m’évoquent avant l’heure les romances fleurs bleues qu’affectionnent les réalisateurs hongkongais et japonais. Il y a cette même sensibilité à l’égard des belles histoires tragiques sur fond de folklore. Sans être une tragédie, l’histoire est parfois proche du ton d’une élégie. Le fait que l’action se déroule la nuit autour d’un lac dans un village isolé rend l’atmosphère saturée de mélancolie et de mystère. Le début commence pourtant avec une romance bucolique toute légère où les garçons content littéralement fleurette aux jeunes filles prudes mais dont les instincts s’éveillent. Cette romance champêtre et innocente, semblable aux contes russes, trouve une profondeur inattendue grâce à la subtilité de la plume de Gogol qui transforme une histoire manichéenne classique en une belle histoire d’amour. Je n’ai bien entendu rien contre les histoires d’amour des contes russes simples, belles et innocentes, mais souvent sans autre enjeu que celui de trucider le méchant qui a eu la mauvaise idée de kidnapper la belle du héros un peu idiot mais fort comme un dieu. Néanmoins, souvent, conte oblige, la sensibilité, le tragique et les états d’âmes sont absents, ce qui fait pourtant le sel d’une vraie romance. Une nuit de mai, ou une noyée propose une alternative aux films de contes classiques. Les chansons, les visages purs et souriants, la campagne idéalisée d’une terre russe virginale sont toujours là, mais l’écriture, le fantôme tragique en quête de vengeance sont suffisamment originaux pour donner une chance à cette œuvre qui ne fait pas partie des plus connues de son auteur. Je la trouve pourtant, à certains égards, supérieure aux films antérieurs.

J’ai vu ce film sans aucun sous-titre, aussi pardonnez-moi si jamais j’ai commis des erreurs.



La fiche kinoglaz du film : https://www.kinoglaz.fr/index.php?page=fiche_film&lang=fr&num=1871



Tables des matières

1.Introduction
2.Par le vœu du brochet (1938), По щучьему веленью
3.Vassilissa la Belle (1939), Василиса Прекрасная
4.Le Petit cheval bossu (1941), Конек – горбунок
5.Kachtcheï l’immortel (1944), Кащей Бессмертный
6.Une nuit de mai, ou une noyée (1952), Майская ночь, или утопленница
7.Le Mystère d’un lac de montagne (1954), Тайна горного озера
8.Un cadeau précieux (1956), Драгоценный подарок
9.Les Nouvelles aventures du Chat botté (1958), Новые похождения кота в сапогах
10.L’Habile Maria (1959), Марья-Искусница
11.Les Veillées dans un hameau près de Dikanka (1961), Вечера на хуторе близ Диканьки
12.Au Royaume des miroirs déformants (1963), Королевство кривых зеркал
13.Le Père Frimas (1964), Морозко
14.Feu, eau et… tuyaux de cuivre (1968), Огонь, вода и… медные трубы
15.Barbara la fée aux cheveux de soie (1969), Варвара-краса, длинная коса
16.Les Cornes d’or (1972), Золотые рога
17.Conclusion

Pages : 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *